24 avril 1915 : début du génocide du peuple arménien

24 avril 1915, 20 heures. Dans les rues de Constantinople, capitale de l’Empire ottoman, les hommes de Bedri Bey, le chef de la police du régime, parcourent la ville pour une besogne très particulière. Quelques heures plus tôt, Talaat Pacha, le ministre de l’intérieur du gouvernement Jeunes-Turcs, a donné ordre de procéder à l’arrestation des intellectuels arméniens présents dans la ville. Dans la nuit, près de 270 ecclésiastiques, journalistes, médecins, écrivains, éditeurs, enseignants, hommes politiques et avocats sont arrêtés pour le seul fait d’être arméniens. C’est le début du génocide arménien.

Les Arméniens forment une importante minorité chrétienne de l’Empire ottoman, essentiellement regroupée à l’est de l’Anatolie, près des frontières turco-russes et turco-perses. À la fin du XIXe siècle, prenant conscience du statut inégalitaire qui est le leur au regard des autres citoyens, ils revendiquent l’application de réformes et l’égalité des droits. Ces aspirations à l’émancipation, portées par des groupes dont certains révolutionnaires, conduisent à une répression sanglante, de 1894 à 1896, sous le règne et sur ordre du sultan Abülhamid II. Un deuxième prélude au génocide de 1915 se produit avec les massacres de Cilicie, du 14 au 27 avril 1909. Partis d’Adana, conduits par des miliciens, soutenus par les autorités locales, ils s’étendent à différentes localités ciliciennes.

 

Le contexte de la Première Guerre mondiale

Le génocide des Arméniens, à proprement parler, se déroule dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Les Arméniens sont alors pris entre deux belligérants, l’Empire russe et l’Empire ottoman. Au début de l’année 1915, l’armée turque est écrasée par l’armée russe à Sarikamish. Le ministre turc de la guerre, Enver Pacha, accuse les Arméniens de trahison.

Le 27 mai 1915, le Parlement ottoman vote la loi Tehcir (tehcir : mot qui signifie « déplacement ») qui autorise l’expulsion de la population arménienne et sa « réinstallation ». Le 29 mai 1915, les arméniens arrêtés un mois plus tôt sont transférés. On leur fait franchir le Bosphore avant de les enfermer dans des trains affrétés spécialement depuis la gare de Haydarpasa et de les envoyer dans la région d’Ankara et en Anatolie centrale dans divers camps d’internement. Leur assassinat interviendra les mois suivants. Le 15 juin 2015, 20 prisonniers politiques issus du parti arménien social-démocrate Hentchak sont extraits de leur prison où ils avaient été jetés deux ans plus tôt. Après un simulacre de procès, ils sont pendus dans le Square Beyazıt de Constantinople. Les derniers mots de leur leader, Paramaz, claquent une dernière fois aux oreilles des bourreaux : « Vous pouvez pendre nos corps, mais vous ne pourrez pendre nos idées… Vous verrez demain, à l’horizon oriental, une Arménie socialiste. »

Dans l’ensemble de l’Empire ottoman, le processus est le même : arrestation des notables arméniens au motif d’un prétendu complot contre l’Empire, perquisitions, torture, assassinats ou déportations. En quelques mois, les Arméniens sont victimes d’un génocide. Au total, 306 convois de déportés sont dénombrés entre avril et décembre 1915, avec un total de 1 040 782 personnes recensés comme faisant partie de ces convois. La plupart sont envoyés en Syrie ottomane et en Mésopotamie. La plupart du temps, les hommes sont massacrés immédiatement, les femmes et les enfants revendus comme esclaves. Mais très souvent, les familles arméniennes sont assassinées sur place, dans leurs maisons ou dans leurs villages.

Dès le 24 mai 1915, les Alliés, en guerre contre l’Empire ottoman coalisé avec l’Allemagne, adressent un message à Constantinople : « En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres. »

 

Un bilan effroyable

Le bilan du génocide de 1915 est effroyable. Une estimation du nombre de victimes est donnée par Talaat Pacha, alors grand vizir (chef du gouvernement), en personne dans son carnet personnel révélé en 2005, surnommé le « carnet noir ». Il y fait estimation d’un nombre de 1 617 200 Arméniens en 1914 contre seulement 370 000 après les massacres, soit environ 1 247 200 disparus, c’est-à-dire 77 % de la population arménienne. Leurs biens ont été spoliés. Si beaucoup d’Arméniens furent installés dans des camps de réfugiés aux marges de l’Empire, en Syrie et en Cilicie, le peuple arménien entre dans une période de grande diaspora, vers l’Europe, notamment la France, vers les États-Unis, l’Amérique du Sud ou encore l’Australie. En 1919, des cours martiales condamnent par contumace certains auteurs du génocide, dont la plupart a pris la fuite. Talaat Pacha est abattu dans une rue de Berlin le 21 mai 1921, dans le cadre de l’opération Némésis, montée clandestinement par la Fédération révolutionnaire arménienne pour exécuter la sentence de mort par contumace. L’auteur de cet assassinat, Soghomon Tehlirian, sera acquitté et beaucoup verront dans cette décision inattendue une forme de condamnation du génocide.

Aujourd’hui, l’État turc pratique toujours le déni et le négationnisme en refusant de reconnaître le génocide. Une trentaine de pays l’ont reconnu aujourd’hui. La France l’a officiellement reconnu par une loi de janvier 2001 et a tenté de faire de la négation de ce génocide un délit. Cette tentative échoua après une censure du conseil constitutionnel qui a considéré à deux reprises que la pénalisation du négationnisme de ce génocide n’était pas conforme à la Constitution. Depuis le 24 avril 2019, la Commémoration du génocide des Arméniens fait partie de la liste des commémorations officielles de la République Française. Il s’agit désormais de mener le combat contre le négationnisme.

 

Pour aller plus loin :

Mikaël Nichanian, Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, Paris, Presses universitaires de France, 2015.

Taner Akçam, Ordres de tuer : Arménie 1915, Paris, CNRS Éditions, 2020.

 

 

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