Shoah et esclavage : pourquoi et comment transmettre ces passés tragiques ?

Pour en parler, entretien croisé entre Élisabeth Landi, professeur en classes préparatoires aux grandes écoles à Fort-de-France et vice-présidente du conseil d’administration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), et Iannis Roder, professeur d’histoire dans un collège en Seine-Saint-Denis et responsable des formations au mémorial de la Shoah. Propos recueillis par Benoît Drouot, professeur agrégé d'histoire-géographie.

Benoît Drouot : Quand et pourquoi la Shoah apparaît-elle dans les programmes scolaires ?

Iannis Roder : La Shoah apparaît vraiment dans les programmes en 1989. Dans le contexte d’une montée inquiétante du Front national, la réactivation de cette mémoire traumatique devait immuniser la jeunesse contre le danger des idées d’extrême droite. La double dimension mémorielle (se souvenir) et morale (« plus jamais ça ») fut privilégiée. Au détriment d’une approche historique et politique.

 

Il s’agit donc alors de « dire » la Shoah, plus que de l’expliquer ?

I.R. : Oui. Dire, plus que faire réfléchir et faire comprendre les processus historiques qui font de la Shoah un événement politique à part entière. C’est ce qui manque au départ.

 

L’esclavage occupe une place renouvelée dans les programmes depuis plusieurs années comme le souligne une note récente de la FME. Sont-ce aussi des considérations mémorielles qui présidèrent à ce renouvellement ?

Elisabeth Landi : L’esclavage fut longtemps traité de manière superficielle et partielle. Le moment de rupture est la loi Taubira du 10 mai 2001 qui indique que « les programmes scolaires (…) accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent ». Deux différences majeures avec la Shoah doivent cependant être signalées. La première tient dans l’absence de témoins. La seconde réside dans l’existence de deux programmes sur l’esclavage : un pour la France hexagonale et des programmes adaptés pour les anciennes colonies. Comme si cette histoire n’intéressait pas la nation tout entière… Il faut pourtant accepter que les « vieilles colonies » ont pleinement participé à l’histoire et à la construction de la République, mais aussi que leur histoire ne se réduit pas à l’esclavage.

 

Et avant la loi Taubira ?

E.L : Dans les territoires antillais, des professeurs militants allaient au-delà des programmes. Leur motivation n’était pas vraiment mémorielle ; ils voulaient surtout transmettre un savoir. C’est ainsi qu’au lycée, j’ai eu moi-même la chance d’étudier en détail l’esclavage.

 

Qu’en est-il, selon vous, des nouveaux programmes de 2019 ?

E.L : Ils maintiennent des adaptations locales et une différence entre les filières générale et professionnelle au lycée, laissant entendre que les élèves de cette dernière seraient davantage concernés ! De plus, le point de vue reste largement métropolitain. En filière générale les événements révolutionnaires de Saint-Domingue ne figurent pas au programme, ni la révolution des esclaves en août 1791, ni la proclamation de l’abolition de l’esclavage le 29 août 1793, plusieurs mois avant que la Convention n’en élargisse la portée à l’ensemble des colonies le 4 février 1794. Les programmes n’ouvrent pas assez sur la construction de sociétés fondées sur les hiérarchies et les discriminations raciales dont les conséquences sont encore très présentes aujourd’hui dans les territoires antillais. Il reste aussi à faire comprendre que cette histoire a concerné la France, mais aussi l’Europe et l’Afrique. Un système global, transatlantique, s’est mis en place qui pèse encore sur les sociétés aujourd’hui. Il faut faire comprendre cette réalité dans toute sa complexité pour créer du sens, pas de la repentance ni de la culpabilisation.

 

N’est-il pas souhaitable que des personnages comme Toussaint Louverture ou Louis Delgrès soient présentés comme des figures à part entière de la Révolution française ?

E.L. : Tout à fait. La proclamation antiesclavagiste du 10 mai 1802 de Delgrès, métis de la Martinique, et la constitution de Saint-Domingue du 3 juillet 1801 de Louverture devraient figurer parmi les textes fondamentaux à connaître. Ces personnages et ces textes devraient faire partie d’une histoire commune partagée par tous les élèves quels que soient les territoires et les filières.

 

I.R. : Je voudrais réagir au sujet de l’adaptation des programmes selon les lieux et les filières. D’un côté on conféra dans les années 1990 à l’enseignement de la Shoah une dimension universelle, et d’un autre côté l’histoire de l’esclavage donne lieu à des adaptations locales. L’histoire de l’esclavage devrait également être pensée dans sa dimension universelle. Il manque de la part des décideurs, souvent prisonniers de représentations, une profondeur de réflexion sur ces questions ; trop souvent le réflexe est de répondre d’abord à des demandes sociales particulières. Toutefois, les choses changent dans le bon sens grâce à la recherche et au militantisme de certains associations. Je pense à mes amis du CM98 [Comité Marche du 23 mai 1998 qui œuvre à faire connaître l’histoire et la mémoire de l’esclavage].

E.L : Les combats de certaines associations, de municipalités, de militants politiques et syndicaux permettent en effet d’avancer, par exemple pour mieux prendre en compte les combats des abolitionnistes et des esclaves eux-mêmes, afin de complexifier une présentation encore trop souvent simpliste et binaire. Le rôle des jeunes générations issues de la migration aussi est essentiel. Leurs parents et grands-parents cherchaient d’abord à survivre, trouver du travail et un logement. Les enfants et petits-enfants, eux, posent le problème de la mémoire et de l’histoire. Les freins ont aussi existé dans le monde universitaire. Quand je faisais mes études dans les années 1980, une thèse sur l’esclavage ne permettait pas d’obtenir un poste à l’université. Il n’y avait ni revue ni lieu de recherche autour de ce sujet. Mais depuis une vingtaine d’années la connaissance a fait d’importants progrès.

 

Et sur la Shoah ? Des progrès ont-ils été accomplis en ce qui concerne son enseignement ?

I.R. : Oui, la Shoah est mieux abordée. Les avancées doivent beaucoup au travail de formation des enseignants réalisé par le mémorial de la Shoah mené dans le cadre d’un partenariat étroit avec l’Éducation nationale. Ce qui ne peut qu’encourager la Fondation pour la mémoire de l’esclavage à multiplier les initiatives. En revanche, les programmes, dans leur formulation, ont peu évolué, invitant les enseignants à partir des pratiques nazies. Au mémorial de la Shoah on privilégie l’entrée par l’idéologie des bourreaux afin de montrer les dynamiques et les processus, tributaires de visions particulières du monde. En formant des milliers de professeurs, on a contribué à faire évoluer la manière d’enseigner. Désormais, on fait plus de leçons d’histoire et moins de leçons de morale. On fait attention à ce que l’émotion ne fasse pas barrage à la réflexion. La pédagogie par projet s’est aussi beaucoup développée.

 

C’est donc par les enseignants que les choses ont changé, plus que par les programmes…

I.R. : Oui. Les programmes ont cependant intégré quelques avancées. Il n’y est plus question du génocide des juifs et des Tziganes. Ces deux génocides sont maintenant distingués. Ce qui est indispensable pour faire comprendre que ces deux populations occupaient une place différente dans l’imaginaire des nazis.

 

Les enseignants ont consenti un important effort d’autoformation, conscients de l’importance du sujet.

I.R. : C’est exact. Mais le besoin de formation a aussi répondu à une nécessité quand les professeurs se sont trouvés face à des difficultés pour transmettre cette histoire dans certains territoires et dans certaines classes. Les professeurs ont eu alors besoin de consolider leurs connaissances et de disposer d’outils pédagogiques. Plusieurs facteurs ont donc convergé pour faire évoluer les pratiques.

 

Est-ce que sur l’esclavage aussi l’intérêt des professeurs est croissant ?

E.L. : Si j’en crois le succès de la table ronde organisée par la FME autour du Code noir lors des Rendez-vous de l’histoire de Blois en octobre dernier, je crois qu’il y a une forte demande des professeurs. C’est un axe prioritaire de la FME car c’est en partie les enseignants qui font évoluer la manière d’appréhender la question de l’esclavage. Comme Iannis Roder, je pense que les changements viennent par les pratiques et la formation, mais aussi par la vulgarisation de qualité. Du côté des décideurs, il faut cesser de considérer que l’esclavage est un sujet qui ne concernerait que certains publics scolaires et certains territoires.

 

De quel ordre sont les résistances sur l’histoire de l’esclavage ?

E.L. : Elles ne sont pas du même ordre que sur la Shoah. Au sujet de l’esclavage demeure l’idée d’une histoire qui s’est déroulée loin de la métropole, et qui ne la concerne pas réellement. En outre, les colons antillais eurent, durant la Révolution française, des velléités autonomistes. En se ralliant à la Grande-Bretagne, les colons martiniquais empêchent que soit appliquée l’abolition de l’esclavage. Les programmes entérinent l’idée de deux histoires, celle de la métropole et celle des colonies esclavagistes, qui ne se confondraient pas.

I.R. : Cette vision est d’autant plus dangereuse que notre société est travaillée par des replis identitaires. D’où la nécessité de transmettre la part d’universel de la Shoah et de l’esclavage. C’est l’humanité qui est en cause dans ces deux faits. C’est un vrai défi de faire passer cela.

 

Pour donner une portée plus universelle, ne faudrait-il pas, dans le cas de l’esclavage, élargir son étude dans le temps, au-delà de la seule traite atlantique, et dans l’espace ?

E.L. : Sans doute. D’autant que les différentes traites sur et à partir du continent africain ont fini par se combiner. Une autre piste pourrait consister à étudier les différents modèles de plantation, en comparant celui des Antilles et celui des États-Unis, qui ont débouché sur des sociétés différentes puisqu’il n’y eut pas de ségrégation légale aux Antilles.

 

Ne se heurte-t-on pas à des programmes qui demeurent structurés par des découpages chronologiques figés qui limitent les approches transversales ?

E.L. : De fait, le découpage actuel des programmes ne permet pas une étude globale et sur le temps long, du Moyen Âge au XXe siècle, des traites négrières. Mais c’est sans doute une réflexion à creuser.

I.R. : Il faut se poser la question essentielle de l’objectif de ces enseignements. Il n’est ni de faire pleurer sur le sort des victimes ni de mettre en compétition les souffrances qui se valent toutes. Les crimes, en revanche, sont de natures différentes. Que veut-on, dès lors, universaliser ? Dans le cas de la Shoah c’est en interrogeant le processus génocidaire que la dimension universelle apparaît. Ce qui n’implique pas qu’il faudrait déjudaïser le crime. C’est une erreur de penser que l’universalisation passera par l’effacement de l’identité des victimes. Car comprendre la Shoah questionne cette identité. Non pas dans une perspective émotionnelle, mais dans une démarche historique.

La Shoah doit être inscrite dans la longue histoire de l’antisémitisme en Europe qui se poursuit après 1945 et dont elle est un moment paroxystique. Il ne s’agit pas de verser dans une lecture téléologique, mais la Shoah ne peut être comprise si on l’isole d’une histoire longue. Il faut réfléchir au génocide comme processus historique et politique en expliquant pourquoi les juifs furent la cible. Il importe que les élèves comprennent comment un génocide se met en place tout en se méfiant des modélisations excessives. Comparer les différents génocides en les inscrivant dans la modernité du XXe siècle est nécessaire, mais toujours en contextualisant les diverses situations pour mieux les singulariser. Ce ne sont pas les souffrances qui doivent être comparées, mais bien les crimes.

E.L. : La difficulté d’une démarche comparative est qu’elle nécessite une solide culture de la part des élèves. C’est donc un exercice délicat. D’autant que dans le secondaire les professeurs manquent de temps. Comment donner du sens à des événements aussi complexes en quelques heures ? Une possibilité consiste à multiplier les réflexions parallèles avec d’autres disciplines comme la littérature ou la philosophie.

I.R. : Le temps dont disposent les professeurs pour traiter ces sujets est un obstacle certain. Si on espère corriger les représentations, la Shoah et l’esclavage ne peuvent être survolés. On ne peut pas, par exemple, expliquer sérieusement le nazisme en une heure. Il est indispensable de prendre le temps de faire produire et réfléchir les élèves. C’est un défi.

E.L. : Et il est nécessaire de sortir de l’idée que l’accumulation fait la connaissance et produit du sens.

 

On avait aussi cru, au début des années 1990, que la connaissance de la Shoah ferait reculer l’antisémitisme. Mais les choses n’ont pas fonctionné de manière aussi mécanique…

I.R. : Si la Shoah a d’abord été inscrite dans les programmes pour lutter contre la montée de l’extrême droite, cet enseignement a vite été brandi comme outil de lutte contre la haine et l’antisémitisme. Concomitamment à l’affirmation de la mémoire de la Shoah dans les champs public, politique et culturel, se multiplient à partir des années 2000 les manifestations d’hostilité contre cet enseignement et parfois contre les juifs. Le phénomène est ponctuel et localisé, mais réel. On réalise que cet enseignement contribue parfois à exacerber l’antisémitisme. Les juifs se voient accuser de monopoliser l’attention au détriment d’autres mémoires. On prend conscience qu’aborder cette histoire par l’émotion et les souffrances peut provoquer le rejet. C’est à partir de ce constat que j’ai décidé d’aborder la question différemment, avec mes élèves et dans les formations au mémorial de la Shoah.

 

Est-ce que l’histoire de l’esclavage peut être un levier de lutte contre le racisme ?

E.L. : Vue de Martinique, la légitimité de cet enseignement réside plutôt d’abord dans un besoin de reconnaissance de populations qui se sentent marginalisées. Mais il est vrai que cette histoire est un levier pour déconstruire notre société raciste et racialisée. Dans la législation qui s’élabore au XVIIIe siècle les Blancs sont libres, pas les Noirs. Dans les sociétés antillaises la question du racisme est complexifiée par le « colorisme » [désigne les nuances des couleurs de peau référées à des perceptions sociales hiérarchisantes] qui marque encore la vie quotidienne. L’histoire permet d’expliquer que la racialisation fut une construction pour justifier l’esclavage. Comprendre peut apaiser, au moins dans la classe. La problématique raciste ne se pose donc pas exactement dans les mêmes termes qu’en métropole.

I.R. : L’histoire de la Shoah et de l’esclavage doit surtout faire comprendre que la démocratie est un rempart contre les violences à des fins d’effacement d’une population ou d’exploitation mercantile. Ces deux histoires tragiques ont correspondu à des systèmes politiques non ou proto-démocratiques. La démocratie, en assurant l’égalité en droit et en dignité, doit nous préserver de ces paroxysmes. En ce sens, ces enseignements participent de la construction d’une société apaisée.

 

À condition de traiter ces sujets sans tabou…

I.R. : Exactement ! Notre République n’est pas parfaite, mais elle n’est pas celle d’hier et elle s’améliore. Parce qu’elle est plus solide, elle doit accepter de parler de tout.

E.L. : La République a levé des voiles depuis l’alternance socialiste de 1981. Des paroles et des actes ont été posés ; maintenant il faut infuser dans les imaginaires. Il faut historiciser ces questions pour sortir de la dimension mémorielle et victimaire. L’école est un lieu de réflexion, mais elle n’y arrivera pas seule. En Martinique, la République a quand même un passif. En 1870 le premier acte de la Troisième République fut une répression sanglante contre une insurrection pour plus de justice. Le chemin est encore long pour que la République devienne réellement synonyme d’égalité et de fraternité. L’espoir peut venir des nouvelles générations de dirigeants, plus décomplexés sur ces sujets. L’expérience de cet entretien croisé, non seulement sur la Shoah et l’esclavage, mais aussi de part et d’autre de l’Atlantique, est également de bon augure. Le regard gagne en profondeur. Le travail engagé par la FME est aussi porteur d’espoir.

 

Que répondez-vous aux polémiques qui ont surgi au sujet du profil de celles et ceux qui sont à la tête de cette fondation, qui ne seraient pas suffisamment en phase avec sa mission ?

E.L. : Ces critiques font fausse route. Fanonienne, je refuse d’être esclave de la souffrance de mes pairs. On ne peut pas universaliser par l’enfermement. Jean-Marc Ayrault, qui prend des positions audacieuses, et la FME ont d’ores et déjà lancé de nombreux projets. La directrice, Dominique Taffin, a dirigé les Archives de la Martinique de 2000 à 2019. Des partenariats ont été établis avec des musées comme le Louvre ou celui du Quai Branly.

I.R. : Je pense, comme Élisabeth Landi, que l’on a intérêt à multiplier les regards croisés sur ces histoires, au niveau pédagogique, mais aussi institutionnel. En bâtissant des ponts, on fera preuve d’exemplarité pour, non pas coexister, mais construire ensemble.

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Devoir de mémoire à l’école : histoire d’une désillusion ?

L’articulation entre la lutte contre l’antisémitisme et la transmission de la mémoire de la Shoah s’est imposée au début des années 1990 avant de montrer certaines insuffisances. Sans explications des mécanismes du rejet de l’autre, l’émotion des témoignages peut n’aboutir qu’à un conformisme moral superficiel.

Lorsquen septembre 1996, Jacques Chirac déclare quun « devoir de mémoire simpose au monde » en se rendant à Auschwitz, le chef de l’État est accompagné denviron 200 lycéens. La formule « devoir de mémoire » est largement reprise le soir même dans les journaux télévisés montrant les élèves découvrant le camp dextermination. Cest à cette période que se nouent, au nom dune obligation morale à prétention universelle, les termes dune politique éducative : la lutte contre lantisémitisme par le rappel du génocide des juifs dans le cadre dune pratique pédagogique spécifique, la visite du lieu de leur extermination.

 

Prémunir contre l’antisémitisme et le négationnisme

Bien sûr, la nécessité denseigner la Shoah s’était déjà manifestée auparavant publiquement. En réponse à laffaire Darquier de Pellepoix[1] et à la tribune de Faurisson, en 1978, et alors que l’école est accusée de ne pas transmettre lhistoire de l’Holocauste, on rappellera l’« appel dOrléans » lancé en avril 1979 à la fin dun colloque réunissant dans cette ville des historiens de lantisémitisme, du génocide ou du judaïsme (Léon Poliakov, Georges Wellers, François Delpech), des inspecteurs régionaux et des enseignants de lAssociation des professeurs dhistoire et de géographie (APHG). Estimant qu’« une réaction durgence simpose face à la résurgence du racisme et de lantisémitisme, et du néonazisme », la déclaration finale publiée demandait une modification des programmes scolaires pour intégrer « lhorreur absolue qua été lextermination du peuple juif ». Dans le prolongement de cette initiative rassemblant anciens déportés, scientifiques et enseignants, une table ronde est organisée à Paris en 1982 par lAPHG et le Centre de documentation juive contemporaine sur lenseignement du génocide dans les manuels scolaires, avec la présence d’historiens, d’inspecteurs, d’associations de déportés – dont celle de Serge Klarsfeld –, et du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Cest dabord dans ces cercles militants et dans le contexte dun discours négationniste fortement médiatisé, et dattentats antisémites, que lenseignement scolaire de la Shoah a été perçu comme un outil indispensable de la lutte contre lantisémitisme. Pour autant, cette articulation entre « lutte contre lantisémitisme » et « transmission de la mémoire de la Shoah » na pas encore pris une tournure systématique et institutionnelle. La différence des réactions entre lattentat antisémite de la rue Copernic (octobre 1980) et la profanation du cimetière juif de Carpentras (mai 1990) signale un changement majeur en dix ans. Alors que peu de personnalités évoquaient publiquement le génocide en 1980, la nécessité de transmettre cette mémoire à l’école pour lutter contre lantisémitisme est affirmée par plusieurs responsables politiques et membres du gouvernement au lendemain de Carpentras, parmi lesquels Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation. La place importante prise par la mémoire à l’école est également visible avec la tenue de deux colloques organisés en 1990 par le secrétariat d’État aux Anciens Combattants, lAPHG et la Ligue de lenseignement. Intitulés « Mémoire et enseignement. La Seconde Guerre mondiale » et « La Mémoire et l’École. Comment enseigner la Seconde Guerre mondiale dans lEurope daujourdhui ? », ces manifestations affirment le rôle prééminent que doivent jouer les témoins auprès des jeunes. La dimension éducative est inséparable de lintention cognitive : faire connaître la Shoah pour inculquer à la jeunesse des valeurs citoyennes et les prémunir de lantisémitisme dans un pays ou le dirigeant du Front national, Jean-Marie Le Pen, en septembre 1987, considère le génocide comme un « point de détail ».

 

Exposer l’horreur du crime pour éviter sa répétition

Pourquoi la « mémoire » de la Shoah et non « lhistoire » du génocide des juifs simpose-t-elle alors comme projet pour l’école dans ces années ? Parce que ce fait historique est alors appréhendé comme une réponse adéquate à des enjeux sociopolitiques du présent, dont la lutte contre lantisémitisme et contre le Front national, et quil est retraduit dans une finalité civique et éducative permettant aux jeunes lapprentissage du rapport à lautre. La transmission du génocide est également définie comme un outil éducatif majeur de la prévention des crimes : exposer lhorreur du crime et les victimes, cest la meilleure manière d’éviter sa répétition. La lutte contre lantisémitisme est ainsi insérée dans cette nouvelle norme éducative à caractère préventif qui est centrée sur le crime génocidaire. Incarnée en France par le « devoir de mémoire », cette politique éducative sinternationalise progressivement comme le montre le Forum de Stockholm, organisé en 2000, réunissant des représentants de 45 pays et qui débouchera, entre autres, sur la décision en 2003 de créer une « Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité » le 27 janvier.

Les cadres de la réponse pédagogique relèvent également du domaine de la mémoire : des témoins rescapés évoquent aux élèves une expérience individuelle quils articulent à des enjeux présents (lutte contre loubli, le négationnisme, lantisémitisme, éducation au vivre ensemble) et la confrontation des élèves avec des lieux matériels (les camps) qui sont censés rendre efficiente la connaissance par trace du génocide et leur « inoculer » un antidote à lantisémitisme. Lobjectif est de rendre visibles les lieux et les victimes de la Shoah comme attestation de la vérité historique face au discours négationniste, et dengager des processus didentification avec ces victimes pour éveiller les élèves à une conscience civique refusant lintolérance. Si la formule « devoir de mémoire » devient moins présente dans les années 2010, la réponse pédagogique reste la même face au nouvel antisémitisme provenant des milieux islamistes qui se manifeste notamment par les attentats de mars 2012 à l’école Ozar Hatorah de Toulouse et de janvier 2015 à lHyper Cacher de Vincennes. Après janvier 2015, le mémorial de la Shoah multiplie les interventions et laccueil de publics scolaires de quartiers populaires comprenant des élèves musulmans.

 

Associer l’analyse au témoignage

Les critiques adressées au « devoir de mémoire » à l’école sont apparues dès limposition de cet impératif. Dans un article paru dans Le Débat en 1997, Emma Schnur dénonçait un conformisme moral qui empêchait un apprentissage historique et citoyen. Annette Wieviorka reviendra ensuite à plusieurs reprises sur les limites des voyages scolaires à Auschwitz où les élèves sont assignés à devenir les « témoins du témoin » devant porter, puis transmettre à leur tour lexpérience vécue des rescapés, mais sans forcément comprendre les mécanismes historiques qui ont pu conduire à la politique dextermination des Juifs (A. Wieviorka, L’Ère du témoin). Des travaux récents ont abordé les limites des actions mémorielles sur le plan de l’éducation citoyenne auprès des jeunes, en mettant laccent sur limportance de leur environnement et des interactions sociales qui se jouaient à loccasion de ces pratiques. Il est aussi question de routine normative où les élèves se conforment ponctuellement aux attentes des adultes sans que cela donne lieu à une compréhension du fait historique et à une mise en réflexion.

Si la réponse « devoir de mémoire » de la Shoah a ainsi montré ses limites, cest seulement dans la mesure où elle est apparue à un moment donné comme la réponse unique que les acteurs des politiques éducatives devaient investir. Si cette croyance doit être dépassée, lenseignement du génocide nen constitue pas moins une piste pédagogique féconde, à condition de le penser dans la diversité de ses publics et de ses situations dapprentissage, et non den faire un « kit pédagogique ».

La corrélation systématique qui sest institutionnalisée dans les années 1990 entre lutte contre lantisémitisme et mémoire de la Shoah est aussi à questionner. Le travail sur les processus psychiques dessentialisation ou sur la déconstruction des stéréotypes, les comparatifs historiques des manifestations ou des politiques antisémites et racistes, lexemplarité de solidarités que lon peut rencontrer dans lhistoire des luttes émancipatrices pour les droits à l’égalité sont quelques unes des pistes déjà creusées. Le répertoire éducatif de la lutte contre lantisémitisme à l’école ne peut se cantonner au « devoir de mémoire ». Cette réponse type peut conduire à une injonction morale normative dénuée de réflexion sur les ressorts de lantisémitisme, mais suscitant en revanche chez les élèves une acceptation de la norme attendue par les adultes sans véritable apprentissage, une indifférence plus ou moins policée, voire un rejet.

Sébastien Ledoux, historien, chercheur associé à l’université Paris 1

[1] Le 28 octobre 1978, L’Express publie un entretien avec l’ancien Commissaire général aux questions juives de Vichy, réfugié en Espagne, qui déclare notamment : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux. »

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Enseignement de la Shoah : donner à l’école le temps de jouer son rôle

L’exceptionnalité de la dimension dramatique du génocide des juifs a marqué la mémoire collective. Mais la seule émotion qu’il suscite montre qu’elle n’implique ni compréhension ni vigilance. L’école doit s’appliquer à réhistoriciser la Shoah afin d’en faire saisir toute la spécificité.

« On arrive dans des allemandes comme des SS », « J’arrive déter(miné) comme Adolf dans les années 30 (…) »,  « J’ai les techniques de propagande de Goebbels (…) »,  « Tous les jours R.A.F (rien à foutre) de la Shoah », « Pour qu’ma famille vive comme des rentiers juifs »… « Tous les jours fuck Israël comme si j’habite Gaza »… « J’suis à Dakar t’es dans ton centre à Sion » (concentration)…

C’est par ces mots qu’en septembre 2020, le jeune rappeur français Freeze Corleone provoquait le scandale. Abondance d’allusions déplacées à la Shoah, poncifs antisémites, apologie et banalisation du nazisme et de l’extermination des juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale… mais rien qui n’empêchât des dizaines de milliers de jeunes de prendre sa défense sur les réseaux sociaux en hurlant à l’injustice et en manifestant surtout le fait qu’ils ne comprenaient pas en quoi ces propos posaient problème.

Plus près de nous encore, les contestations de la politique sanitaire mise en place par le gouvernement ont donné lieu à des comparaisons aussi stupides qu’éhontées. Qu’on en juge : comparaison du passe sanitaire avec la 9e ordonnance allemande du 8 juillet 1942 interdisant aux juifs de fréquenter les restaurants et autres lieux publics ; comparaison du QR code sanitaire avec le numéro tatoué à Auschwitz ; des pancartes avec des slogans tels que « prochaine étape, une rafle des non-vaccinés »  mais aussi « non au pass nazitaire » ou encore un montage photo du portail d’Auschwitz où la phrase « le pass sanitaire rend libre » est substituée au slogan nazi « Arbeit macht frei » (« le travail rend libre »)…

 

Confusions et approximations douteuses

L’incapacité à voir ce qui pose problème d’une part, la banalisation du nazisme et de la Shoah de l’autre, nous obligent à questionner les modalités de transmission de cette période historique car ces dérives et mésusages semblent être, en partie au moins, le résultat de notre difficulté à faire entrevoir ce que furent le nazisme et la Shoah.

Ce qui frappe en effet l’esprit, c’est, au-delà de l’ignorance, le réflexe de convoquer systématiquement le nazisme et ses horreurs pour tout, et surtout pour n’importe quoi. Les nombreuses confusions, les approximations douteuses et les comparaisons honteuses qui ont pour but de marquer les esprits signifient que le nazisme et la Shoah sont devenus les valeurs étalons de l’horreur et de la souffrance auxquelles il faudrait se référer pour exister en tant que victime. C’est l’exceptionnalité de la dimension dramatique de l’événement qui semble avoir marqué la mémoire collective.

Il nous faut donc constater une omniprésence du génocide des juifs dans les esprits et les représentations et admettre que cette réalité tient aussi à la place qu’il occupe dans les médias. De très nombreuses œuvres cinématographiques, documentaires, littéraires ou encore d’émissions de télévision ou de radio abordent la Shoah mais les messages véhiculés ne suffisent pas à permettre une juste compréhension du génocide des juifs.

Il faut dire que les œuvres font souvent intervenir l’émotion. À l’école aussi, il fut un temps où la tentation existait de vouloir choquer avec l’idée que les élèves en sortiraient marqués et donc vigilants. Nous avons longtemps pensé qu’émouvoir était un outil indispensable à la compréhension de la catastrophe juive et donc à ce que tout ceci ne puisse pas advenir à nouveau. Mais jouer sur les émotions, ce n’est pas expliquer les événements dans leur profondeur et une émotion peut en chasser une autre. Sans plus d’explications, tout événement est alors susceptible de devenir assimilable à la Shoah.

De fait, si tout devient nazisme, le nazisme ne présente plus cette exceptionnalité qu’on lui prête et si tout devient Auschwitz, Auschwitz n’est pas si grave et on ne comprend plus alors pourquoi nous donnons autant d’importance à la Shoah si elle ne cesse de se répéter ici ou là. Les juifs peuvent par conséquent se voir reprocher cette place donnée au génocide dont ils ont souffert, avec l’idée qu’on « en fait beaucoup pour eux », « qu’ils n’ont pas été les seuls à être victimes ». On leur reproche régulièrement le « deux poids deux mesures » dont ils profiteraient.

 

Des temps de réflexion nécessaires

Au-delà, la Shoah a également été envisagée comme une grande leçon antiraciste dont le but était de lutter contre la tentation de la perpétuation de la haine de l’autre, et pas uniquement des juifs, dans le contexte de la montée du Front national. Si nous regardons aujourd’hui le résultat, on ne peut que constater que la mémoire de la Shoah, telle qu’elle a été véhiculée, a rendu aveugle à l’antisémitisme actuel car elle a aussi eu pour conséquence de faire de l’antisémitisme nazi, et plus largement celui venu de l’extrême-droite, le seul antisémitisme identifiable comme tel. Pire, en devenant une grande leçon de morale déshistoricisée dans laquelle sont pêle-mêle condamnés le racisme, la haine de l’autre, mais aussi l’identité, qui ne peut être que « le revers d’une exclusion » (1), la mémoire de la Shoah a pu se retourner contre les juifs. La singularité juive peut ainsi déranger dans notre société et des propos qui se présentent comme antiracistes, font ainsi des juifs les racistes, en France et ailleurs. C’est par exemple au nom de l’antiracisme qu’Israël et le sionisme sont parfois cloués au pilori. L’antiracisme, qu’il vise la recherche de l’universalité humaine, dégagée de tout marqueur identitaire et de tout particularisme, ou qu’il utilise la grille d’analyse simpliste « dominés-dominants » en faisant émerger une vision racialiste, a abouti, au nom même de la mémoire des crimes européens, dont ceux du nazisme, à nazifier l’État d’Israël.

Confusions, mésusages ou encore instrumentalisation et banalisation sont les conséquences de l’absence d’histoire. C’est donc bien à un défi de l’enseignement auquel nous nous devons de faire face. L’école doit apprendre à mettre à distance les émotions pour entrer dans une vraie réflexion et penser les événements dans leur singularité. Les professeurs sont de mieux en mieux formés, les erreurs de compréhension et d’analyse disparaissent peu à peu des cours, accompagnant ainsi les progrès de la recherche et de la réflexion historique. Mais nous ne parvenons pas à endiguer les dérives. Les programmes scolaires sont en effet trop chargés pour permettre aux enseignants de prendre le temps nécessaire, non pas pour aborder la Shoah de manière exhaustive car ce n’est pas là le rôle de l’école, mais pour lui donner tout son sens. Pour cela, il faut prendre le temps de dire, de raconter, de lire, de décrypter afin de donner à penser. Il faut prendre le temps de mettre en perspective, d’insister sur les dynamiques et processus historiques et de comparer afin de mieux singulariser. Tout cela demande d’y passer des heures, d’autant plus qu’il faut faire produire des travaux à nos élèves et vérifier avec eux que l’essentiel est acquis et compris. Mais ce temps manque et les programmes ne font qu’entériner ce que vivent les élèves au quotidien, le zapping permanent, quand l’école doit être un lieu à la temporalité différente, où le savoir se construit sur un temps long. En zappant, on ne fait pas réfléchir, notamment les jeunes qui ne savent rien de cette histoire avant d’entrer dans la classe, et ils sont aujourd’hui, eu égard à l’éloignement de l’événement, toujours plus nombreux.

Nous ne devrions pas nous étonner des confusions et des dérives à l’œuvre, ni de la banalisation et de l’instrumentalisation de la Shoah car elles ne sont que le fruit de notre époque. Dans cette société de l’émotion, du compassionnel et de l’immédiat, l’école doit pouvoir offrir les temps de réflexion qui nous manquent.

Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie, directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès et responsable des formations au Mémorial de la Shoah

Note 1 : Georges Bensoussan, L’Histoire confisquée de la destruction des Juifs d’Europe : Usages d’une tragédie, Paris, PUF, 2016.

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29 avril 1992. L.A. Burning : les émeutes de Los Angeles

29 avril 1992. 15h15. Tribunal de Simi Valley, une commune paisible du comté de Ventura en Californie. Après sept jours de délibérations, le jury prononce l’acquittement du sergent Koon, des officiers Powell et Wind et de l’officier Briseno. Les quatre policiers étaient accusés d’usage excessif de la force.

Le 3 mars 1991, à Los Angeles, un an plus tôt, le jeune afro-américain Rodney King est poursuivi par des policiers du Los Angeles Police Department (LAPD) à la suite d’un excès de vitesse. Ivre, il a passé la soirée à boire avec ses amis, en regardant un match de basket-ball. Les voitures atteignent les 190 kmh dans les rues de la métropole californienne. Au terme d’une poursuite de 13 km, il stoppe son véhicule. En quelques secondes, trois voitures de police et un hélicoptère sont sur les lieux. Si les passagers du véhicule obtempèrent aux ordres des policiers et sortent du véhicule, Rodney King refuse de sortir. Après des sommations, il se couche au sol. Quatre policiers tentent alors de le maîtriser mais King se débat au point de faire reculer les policiers.

La police fait alors usage d’un taser sur King qui tombe à genoux avant de se relever. Commence alors un passage à tabac d’environ une minute vingt. Un habitant du quartier, George Holliday, réveillé par le tumulte, s’est mis à filmer la scène. King est frappé une cinquantaine de fois, dont une fois à la tête, alors qu’il essaie toujours de se relever sous le regard d’une vingtaine d’autres policiers qui n’interviennent pas. Après 56 coups de bâton et six coups de pieds, cinq ou six officiers maîtrisent King, le menottent et entravent ses bras et ses jambes à l’aide de cordes. Il est ensuite traîné à plat-ventre vers le côté de la route dans l’attente d’une ambulance. A l’Hôpital, les médecins constatent les dégâts : mâchoire fracturée, cheville cassée, vingt cinq point de sutures sont nécessaires pour lui recoudre la bouche. Placé en garde à vue durant sous les quatre jours, il est relâché à la demande du procureur sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui. L’affaire Rodney King commence alors quand la vidéo de George Holliday, d’une durée totale de neuf minutes et vingt secondes, est reprise par les chaînes de télévision du monde entier, provoquant indignation et colère devant la disproportion de la réponse policière et l’acharnerment des policiers sur un auteur de d’un délit routier.

Après plusieurs mois d’enquête et de polémique, les poursuites engagées au niveau de l’Etat de Californie se soldent donc par un acquittement. La question du caractère raciste de cette violence policière a évidemment occupé tous les esprits, n notamment au moment où les avocats de ces quatre policiers blancs ont récusés tous les jurés afro-américains. Les autorités craignant une trop forte médiatisation et un embrasement avaient même dépaysé le procès dans une petite ville jugée moins tumultueuse.

Deux heures après le verdict, la colère s’empare pourtant de Los Angeles. Malgré les appels au calme du maire de la Ville, les autorités font donner la garde nationale et décrètent le couvre-feu. Jusqu’au début du mois de mai, ces émeutes font près de 60 morts et 2400 blessés. Si la question raciale liée à cette agression par des policiers est à l’origine du conflit, ces émeutes ont donné lieu aussi à de véritables « émeutes de la faim », les couches les plus défavorisées, très souvent d’origine afro-américaine ou hispanique, participant au pillage des magasins de la ville.

En 1993, les policiers sont rejugés par un tribunal fédéral. Le procès commence le 25 février. Le 11 avril, le jury déclare le sergent Stacey Koon et l’officier Laurence Powell coupables. Ils sont condamnés en août à 30 mois de prison. Timothy Wind et Theodore Briseno sont quant à eux acquittés. Warren Christopher, élu démocrate, prend la tête d’une commission chargée d’enquêter sur les pratiques racistes au sein de la police de Los Angeles. Ses recommandations sur une réforme de la police ont été nombreuses, notamment pour lever les obstacles au dépôt de plainte ou pour la mise en place de procédures disciplinaires dignes de ce nom : elles n’ont pourtant jamais été appliquées.

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24 mars 1837 : le Canada accorde le droit de vote aux noirs

Le 24 mars 1837, le gouvernement canadien octroie le droit de vote aux noirs. Trois ans après l’abolition de l’esclavage, les noirs vivant au Canada avaient cessé d’être considérés, au plan juridique, comme des biens meubles et devaient en théorie jouir des mêmes droits et des mêmes libertés que tous les sujets britanniques. Dans les faits, la conquête des droits civiques ne faisait que commencer.

De nombreux obstacles sont venus restreindre le caractère universel du vote au Canada (système censitaire notamment). L’exercice du droit de suffrage était surtout soumis à la pression sociale raciste, de nombreux noirs ayant peur d’aller voter et de nombreux blancs leur bloquant physiquement l’accès aux bureaux de vote.

En 1848, un tribunal est même obligé de condamné les représentants du canton de Colchester ayant physiquement barré la route des urnes à des personnes parce qu’elles étaient noires. Le combat pour l’égalité prendra plus d’un siècle entre la première élection, en 1859, d’un conseiller municipale noir, Abraham Shadd et 1968, date à laquelle les Canadiens font entrer au Parlement fédéral, pour la première fois de leur histoire, un député noir : Lincoln Alexander.

Mais d’autres communautés ont été frappées par des dispositions d’inspiration ségrégationniste : il faudra attendre 1949 pour les personnes d’origine asiatique puissent enfin voter au Canada.

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3 avril 1954 : Aristides de Sousa Mendes, mort d’un héros

Le 3 avril 1954 à l’Hôpital francisain da Ordem Terceira do Chiado à Lisbonne, Aristides de Sousa Mendes meurt dans un dénuement extrême, sa seconde épouse étant la seule à veiller ses derniers instants. Sans le sou, n’ayant plus de vêtements propres, il est mis en terre dans une robe de bure fournie par disciples de Saint François d’Assises dans le caveau de famille du cimetière du Passal à Cabanas de Viriato. Cette disparition à la sauvette contraste singulièrement avec l’hommage qui aurait dû lui être rendu au regard des services héroïques que ce quasi inconnu à rendu à l’Humanité.

À l’été 1940, en pleine débâcle de l’armée française et alors que le Maréchal Pétain dépose les armes, Aristides de Sousa Mendes, alors consul du Portugal à Bordeaux, sauve plus de 30 000 personnes, dont 10 000 juifs, en délivrant des visas signés de sa main.

Rien ne prédestinait cet aristocrate portugais à un tel parcours. Issu d’une vieille famille de la noblesse monarchiste, terrienne et catholique conservatrice du centre du Portugal, implantée de toute éternité dans la région de Beira Alta, il embrasse la carrière diplomatique en 1910, année de la proclamation de la République, en même temps que son frère jumeau César. Il parcourt alors le monde : Guyane britannique (1910), Zanzibar en Afrique orientale britannique (1911), Curitiba au Brésil (1918), San Francisco (1921) dont il sera expulsé en 1923 pour des faits de corruption, Brésil et Espagne où sa hiérarchie lui adresse des représentations fermes en raison de son refus d’appliquer le blocus à l’égard des militants Républicains espagnols. De 1929 à 1938, Aristides est nommé consul général à Anvers (Belgique). Au cours de sa carrière, il enchaîne des conflits et les incidents : 3 procès disciplinaires et de 8 rappels à l’ordre émailleront son parcours diplomatique.

Son frère jumeau, César de Sousa Mendès, devient quant à lui ambassadeur de Suède avant d’être nommé ministre des Affaires Étrangères dans le gouvernement autoritaire de Salazar en 1932 et dont il sera congédié un an plus tard.

En 1938, Salazar nomme Aristides consul général du Portugal à Bordeaux, avec autorité sur les consulats de Toulouse et de Bayonne. Dans les premiers jours de septembre 1938, au moment où les démocraties européennes signent les Accords de Munich avec Hitler, la très grande famille d’Aristides de Sousa Mendes – il aura 14 enfants – investit les appartements consulaires du au 14 du quai Louis XVIII, près de la place des Quinconces et à quelques centaines de mètres des magasins et entrepôts du port alors en pleine activité. Un an plus tard, la guerre éclate : son frère est alors ambassadeur du Portugal dans une Pologne dévastée par l’invasion allemande. Le 11 novembre 1939, Salazar envoie à tous ses diplomates en poste la circulaire n°14 qui leur enjoint d’interdire l’entrée du Portugal aux « gens indésirables » vues « les circonstances anormales actuelles » en sélectionnant les réfugiés. Tout visa accordé par les consuls devra désormais recevoir l’accord.

Aristides de Sousa Mendes entre en désobéissance à compter de la fin de 1939. Tout d’abord, il joue la montre : les autorisations demandées au Ministre pour la délivrance des visas arrivent en retard, une fois les intéressés en lieu sûr. A Bordeaux, les rangs des réfugiés voulant quitter l’Europe sont chaque jour de plus en plus nourris tandis qu’à Varsovie, son frère subit les bombardements allemands sur la capitale polonaise.

Au printemps 1940, l’invasion de la Belgique et de la France par les troupes d’Hitler précipitent sur les routes une France en exode et dont Bordeaux est souvent l’aboutissement d’un long périple tandis que Lisbonne est le port de toutes les espérances, le dernier port de l’Europe de l’Ouest à être ouvert. La population bordelaise, de 300 000 habitants en avril passe à 1 million à la fin du mois de mai. La foule fait la queue devant le Consulat du Portugal pour obtenir un visa. Les populations en déshérence bivouaquent dans les rues de la ville. 400 bateaux stationnent dans le port. A quelques mètres de là, le gouvernement français en exil est installé à la préfecture de Gironde dans cette nouvelle capitale du pays.

Le 16 juin, Paul Reynaud, mis en minorité sur la question de la poursuite de la guerre, démissionne à 22 h et Pétain le remplace pour demander l’armistice.

Le 17 juin 1940, à 8 heures du matin, Aristides de Sousa Mendes ouvre les portes du Consulat du Portugal et fait savoir en dépit des ordres de Lisbonne : « Désormais, je donnerai des visas à tout le monde, il n’y a plus de nationalité, de race, de religion ». A 9 heures, le Havilland Flamingo du général de Gaulle décolle de l’aéroport de Bordeaux-Mérignac pour Londres. A 12h20, Pétain s’adresse au pays pour lui demander « de cesser le combat » et indiquer qu’il demandait l’armistice à Hitler. Pendant ce temps et durant trois jours durant, de Sousa Mendes épuise son stock de visas officiels et tamponne des papiers libres pour répondre à toutes les demandes. Il demande à son adjoint toulousain de faire de même.

Le 20 juin, appelé par le vice-consul de Bayonne qui refuse d’établir les visas, il le rejoint. En arrivant dans la rue du Pilori, une cohorte de milliers de réfugiés est assemblée devant le consulat tandis que Sousa Mendès intime l’ordre au vice-consul de désobéir. Le 22 juin, alors que la France signe l’armistice avec l’Allemagne, Aristides se rend à Hendaye et continue à signer des visas. Le lendemain, Salazar, furieux, décrète que les visas délivrés par Sousa Mendes sont nuls et non avenus, « car cet homme est devenu fou, il a perdu la raison ». L’Espagne décide dans le même temps de fermer ses frontières avec la France. Pour contourner ces dispositions, le consul trouve une dernière parade. Il prend la tête d’une colonne de réfugiés et se dirige vers un petit post frontière franco-espagnol qui, n’ayant pas le téléphone, n’a pas encore été informé des nouvelles mesures. Usant de son prestige, il fait passer la frontière aux réfugiés qui l’avaient suivi. De retour à Bordeaux, il délivre encore de faux passeports portugais à des Juifs réfugiés au Consulat.

Rappelé au Portugal le 4 juillet 1940, il est jugé par une cour disciplinaire en octobre. Rayé des cadres, il terminera ses jours dans l’oubli et l’indifférence. Le 18 octobre 1966, il est fait « Juste parmi les Nations » par Yad Vashem. En 1988, le Parlement portugais le réhabilite, le réintègre à titre posthume dans le corps diplomatique avec rang d’Ambassadeur. En seulement 9 jours, de Sousa Mendes a sauvé près de 30 000 vies : des juifs, des réfugiés allemands, espagnols, des résistants. Parmi la foule innombrable de ceux à qui il délivra un visa, le général Leclerc ou encore e Président de la Croix-Rouge Internationale.

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8 avril 1971 : À Londres, le Premier congrès international des Roms

À Londres, le 8 avril 1971 s’ouvre un évènement inédit : le 1er congrès international des Roms.

Si des congrès nationaux se tenaient dans beaucoup de pays d’Europe depuis le début du XXème siècle, il a fallu attendre la création du Comité International Tzigane en 1965 pour franchir les frontières. En ouverture des travaux, le président de séance ouvre les travaux et trace les perspectives d’aboutissement de ce rassemblement historique : « Le but de ce congrès est d’unifier les Roms et de susciter leur action dans le monde entier ; d’amener une émancipation en accord avec notre propre intuition et nos idéaux – de progresser au rythme qui nous convient (…). Ce sera Romano Drom, notre route tzigane.

Le premier point mis en débat porte sur une question essentielle : comment se nommer aux yeux du monde ? Tziganes, Zigeuner, Gitanos, Gypsies ne font pas l’unanimité et sont rejetés. Le consensus se fait autour de « Rom ». Le Congrès se dote d’une organisation politique, d’un organe exécutif, d’un drapeau bleu et vert avec une roue de couleur rouge, d’un slogan – « Le peuple Rom a le droit de rechercher sa propre voix vers le progrès » – et un hymne.

Ce congrès fondateur marque une étape décisive dans l’affirmation de l’identité d’un peuple rejeté, discriminé, en partie exterminé durant la Seconde guerre mondiale, et qui désormais revendique le droit d’une minorité sans frontières, sans territoire, transnationale, sans armée et sans Etat. Cette identité se résorbe aussi dans cette culture de la diaspora – bien plus que le prétendu nomadisme qu’on leur prête, bien souvent à des fins politiques. Une diaspora qui forme le lien d’une communauté au sein de laquelle les distances ont été affanchies.

Aujourd’hui, la discrimination à l’égard des Roms est celle qui est le plus partagée, très majoritairement, en Europe. Victimes de politiques répressives par les régimes populistes d’Europe centrale, ils sont aussi, par poussées de fièvres épisodiques, les victimes de la vindicte lorsqu’elle surgit à la faveur de tel ou tel fait divers. La rumeur de Roms enlevant des enfants dans une camionnette blanche, en Seine-Saint-Denis, en 2019, a donné des lieux à des expéditions punitives et des violences collectives reposant sur une seule réalité : le racisme.

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13 avril 1964 : Sidney Poitier, premier Oscar pour un acteur noir

Le Civic Auditorium de Santa Monica, en Californie, est bondé en ce lundi 13 avril 1964 à l’occasion de la 36ème cérémonie des Oscars. Jamais salle de cérémonie des Oscars n’aura ce soir là mieux porté son nom.

L’Amérique est encore sous le choc de l’assassinat du Président Kennedy intervenu quelques mois plus tôt. Au mois d’août 1963, le pasteur King a fait de la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté une véritable démonstration de force, clôturée par le discours, devenu mythique, “I have a dream” dont la harangue a guidé les pas des militants des droits civiques.

C’est dans cette Amérique marquée par la ségrégation et le racisme que le cinéma américain s’apprête à récompenser le meilleur de son art. L’orchestre de John Green rythme la soirée. Le maître de cérémonie, Jack Lemmon, est en tenue de soirée, noeud papillon blanc, et jaquette.

La cérémonie débute sur un couac. Pour la remise du prix de la meilleure adaptation musicale, les équipes n’ont pas transmis la bonne enveloppe au remettant, Samy Davis Junior qui communique, avant l’heure, le nom d’un lauréat dans une autre catégorie. L’artiste s’en sort par une pirouette et plaisant sur la situation dans laquelle on l’a mis : «Attendez que le NAACP (association qui défend l’égalité des droits pour les personnes de couleurs aux Etats-Unis.) en entende parler».

Quelques minutes plus tard, Anne Bancroft, toute de blanc vêtue pénètre sur le plateau empesé par un décorum couleur crème et un faux escalier en fer à cheval. Elle doit remettre l’Oscar du meilleur acteur. Cinq acteurs sont nommés dans cette catégorie : Albert Finney dans “Tom Jones, entre l’alcôve et la potence”, Richard Harris dans “Le Prix d’un homme”, Rex Harrison dans “Cléopâtre”, Paul Newman dans “Le Plus Sauvage d’entre tous” et Sidney Poitier dans “Le lys des champs”. A l’appel des noms, l’applaudimètre confirme le résultat du vote : Sidney Poitier remporte l’Oscar du meilleur acteur. C’est la première fois dans l’histoire du cinéma américain qu’un acteur masculin noir obtient une telle distinction. Avant lui, seule une actrice noire avait été récompensée en 1940 : il s’agissait de Hattie McDaniel, récompensée pour son rôle dans « Autant en emporte le vent ».

Sidney Poitier est descendant d’esclaves. C’est à cette histoire là qu’il doit d’ailleurs son patronyme très européen. Au début du XIXème siècle, Charles Leonard Poitier, un planteur anglais, s’installe à l’île Cat, aux Bahamas. À son décès en 1834, son épouse hérite de 86 esclaves (39 hommes et 47 femmes), qui portent tous, comme le voulait la coutume, le patronyme de leur défunt maître. Parmi eux se trouve l’un des ancêtres de Sidney Poitier.

L’acteur qui monte avec une joie particulière sur la scène des Oscars ne boude pas son plaisir. Issu d’un milieu modeste, il est le fils d’un fermier des Bahamas. A quinze ans, il tente sa chance pour les Etats-Unis où il épouse une carrière d’acteur au début des années 50. Nommé dans la catégorie du meilleur acteur en 1958 pour La Chaîne, il y campe le rôle de prisonnier noir en cavale enchaîné avec un prisonnier blanc, les deux nourrissant, l’un envers l’autre, un racisme qu’ils devront dépasser pour gagner leur liberté.

Au moment où il obtient ce prix, Sidney Poitier est le seul acteur noir véritablement célèbre. Dans les années qui suivent, son Oscar en poche, il triomphe en 1967 à l’affiche de “Devine qui vient dîner …”, huis clos où il joue le rôle du Docteur John Prentice, jeune docteur noir s’apprêtant à être présenté à sa future belle-famille blanche. Le film suscite parmi les militants des droits civiques afro-américains les plus activistes qui qualifient Poitier de “ le nègre de service” servant de bonne conscience au cinéma “blanc” : « Même Wallace aimerait ce nègre », déclare H. Rap Brown, le « ministre » de la justice du Black Panthers Party, en référence à George Wallace, partisan de la ségrégation raciale et ancien gouverneur de l’Alabama. La même année, Sidney Poitier crève l’écran dans le film de Norman Jewison, “Dans la chaleur de la nuit”, film qui pose crûment la question raciale aux Etats-Unis et où il incarne un inspecteur de police noir, opposé, à la faveur d’une enquête criminelle, à un sherif du Mississippi profondément raciste au point de vouloir commettre une erreur judiciaire.

Dans son autobiographie, parue en 2000, Poitier confie ses interrogations sur le fait qu’on lui parlait “toujours de négritude et jamais du métier d’acteur” : « Le problème, se résumait désormais à la question de savoir pourquoi je n’étais pas plus en colère ou plus conflictuel. De nouvelles voix s’exprimaient au nom des Afro-Américains : Stokely Carmichael, H. Rap Brown, les Black Panthers. Une certaine manière de voir s’imposait désormais où j’étais un “Oncle Tom” et même un “Nègre de service” en raison de mes rôles, qui offraient un visage rassurant au spectateur blanc, incarnant le “Nègre de noble extraction”, correspondant au fantasme du libéral blanc. Concrètement, j’étais remis en cause pour avoir incarné des individus exemplaires. (…) Soit, à chaque fois des personnages apparaissant comme des parangons de vertu. Quel était le message ici ? Que les Noirs seront acceptés par la société blanche quand ils seront deux fois plus “blancs” que les diplômés des plus grandes universités ? Que les Noirs doivent incarner un rôle qu’ils ne peuvent tenir ? Ou, tout simplement, que la société noire révèle – et c’est bien entendu le cas – des individus raffinés, éduqués, intelligents et que la société blanche doit se mettre au diapason de cette réalité ? »

Sidney Poitier fait partie des seize personnalités ayant reçu en août 2009, des mains du président Barack Obama, la médaille présidentielle de la Liberté, la plus haute distinction civile américaine. Il est décédé le 6 janvier 2022 à Los Angeles.

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27 avril 1848 : « La République n’entend plus faire de distinction dans la famille humaine »

Le 27 avril 1848, le gouvernement de la République française publie un décret par lequel il abolit l’esclavage dans les colonies françaises, ces territoires hérités de l’Ancien Régime, dont l’économie repose encore sur les grandes plantations sucrières. La décision politique est le résultat d’un long cheminement.

Sous la Révolution, par le décret du 4 février 1794, les députés de la Convention ont commencé par abolir l’esclavage sur l’ensemble des territoires de la République, avant de se heurter à des résistances. L’abolition a été notamment entravée à la Martinique, où une révolte royaliste a conduit l’île à un accord de soumission à la royauté anglaise.
Sous Napoléon Bonaparte, l’esclavage est légalisé par la loi du 20 mai 1802, là où le décret de 1794 n’avait pas été appliquée (Martinique, Tobago, Sainte-Lucie). En outre, le système d’exploitation va être rétabli à la Guadeloupe et à la Guyane, par arrêtés consulaires, la même année. Quant à l’île de Saint-Domingue, où l’esclavage a été aboli en 1793, elle devient indépendante le 1er janvier 1804.

Les Britanniques ont pour leur part renoncé à la traite atlantique en 1807 et à l’esclavage en 1833. En France, des libéraux et des philanthropes français réclament de semblables décisions mais il faut attendre la Révolution de février 1848 pour que les abolitionnistes obtiennent satisfaction.

Le décret d’abolition est l’œuvre de Victor Schœlcher (1804-1893), sous-secrétaire d’État à la Marine dans le gouvernement provisoire de la Deuxième République. Révolté par l’esclavage qu’il a découvert sur l’île de Cuba, alors qu’il voyageait en tant que représentant d’une entreprise familiale à la fin des années 1820, Schœlcher se consacre au début des années 1830 au journalisme et à des activités philanthropiques. Favorable à l’abolition, il évolue vers une position qui prône l’interdiction immédiate, cause à laquelle il se consacre entièrement à partir des années 1840.

Après la révolution de Février, un premier décret, le 4 mars 1848, créé la Commission d’abolition de l’esclavage et place Schœlcher à sa tête. Elle conduit à la signature, le 27 avril suivant, du décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Son article premier affirme que « l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possession françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles. » À partir de la promulgation du décret dans les colonies, « tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront interdits. »
À Saint-Pierre, en Martinique, une insurrection éclate le 22 mai 1848, avant même qu’ait été connue l’existence du décret. La même situation se reproduit à la Guadeloupe où le gouverneur abolit l’esclavage le 27 mai 1848 pour éteindre l’insurrection.
Les planteurs obtiennent du gouvernement français une indemnité forfaitaire, en compensation de la perte de leurs esclaves. À en croire les demandes d’indemnisation présentées, 250.000 esclaves auraient été libérés : plus de 87.000 en Guadeloupe, près de 74.450 en Martinique, plus de 62.000 à La Réunion, 12.500 en Guyane, plus de 10.000 au Sénégal.

De 1848 à 1870, début de la Troisième République, le décret est imparfaitement appliqué. Les cadres de l’esclavage perdurent, favorisés par les autorités locales. Les propriétaires ont également recours à une main d’œuvre d’origine asiatique, qui correspond à bien des égards à un esclavage déguisé. Depuis l’installation des premiers colons, au XVIe siècle, jusqu’au décret d’abolition, près de quatre millions d’esclaves (deux millions nés en Afrique, deux millions dans les colonies) ont vécu dans les colonies françaises.

Si cette histoire parait aujourd’hui lointaine, les mots de Victor Schoelcher dans son rapport en vue du débat parlementaire sur l’abolition de l’esclavage portent encore et toujours la marque de la promesse universaliste : « La République n‘entend plus faire de distinction dans la famille humaine. Elle n’exclut personne de son immortelle devise : Liberté – Egalité – Fraternité ».

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10 mai 2001 : L’esclavage, un crime contre l’Humanité

La loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité est adoptée par le Parlement français le 10 mai 2001 et promulguée le 21 mai. Elle vise à combler un retard évident dans la connaissance et la conscience d’un phénomène historique qui intéresse directement la France et les Français.

Le texte dont Christiane Taubira, alors députée de Guyane, est la rapporteure, énonce en son article premier que « la République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. »

L’article 2 prévoit d’accorder à ces faits historiques, dans les programmes scolaires et la recherche en sciences humaines, « la place conséquente qu’ils méritent ».

L’article 4 prévoit quant à lui, au-delà d’une journée fériée dans les départements concernés par l’esclavage (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion, Mayotte), l’instauration d’une date de commémoration annuelle pour la France métropolitaine, ainsi que celle d’un « comité de personnalités qualifiées, parmi lesquelles des représentants d’associations défendant la mémoire des esclaves, chargé de proposer, sur l’ensemble du territoire national, des lieux et des actions qui garantissent la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations. »

Le Comité pour la mémoire de l’esclavage est institué par le décret du 5 janvier 2004. Il devient le Comité nationale pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE) le 6 mai 2009, et, à partir, de 2019, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Sa finalité est de soutenir la recherche historique sur ce sujet, mais aussi les projets et travaux autour de sa mémoire, ainsi que les actions de lutte contre le racisme.

La loi Taubira de 2001 proposait la date du 8 février comme date officielle de la journée commémorative, en référence à la déclaration du Congrès de Vienne du 8 février 1815, portant sur le commerce des esclaves. Ce jour-là, dans le cadre de cette conférence qui visait à régler la paix en Europe après les guerres napoléoniennes, les représentants des puissances désignaient le commerce des esclaves comme  « répugnant aux principes d’humanité et de la morale universelle » et que toutes les puissances coloniales avaient reconnu « l’obligation et la nécessité de l’abolir ».

La date du 10 février ne fait cependant pas consensus au sein du Comité pour la mémoire de l’esclavage, pas plus que celle du 4 février (4 février 1794 : première abolition) ou celle du 27 avril (27 avril 1848 : seconde abolition). En ce qui concerne cette deuxième date, il fut avancé que l’idée d’une abolition octroyée depuis Paris, par un blanc, en la personne de Victor Schœlcher, aurait suscité des réactions négatives.

Après de nombreux débats au sein du comité, la proposition de sa présidente, Maryse Condé, de fixer la date au 10 mai, jour de l’adoption de la « loi Taubira » par le Parlement, fut retenue. Le 31 mars 2006, un décret fixa au 10 mai 2006 la première célébration de la « journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition ». La remise des prix du concours « la Flamme de l’égalité », créé en 2015 par le ministère de l’Éducation nationale sur une proposition du CNMHE et du ministère chargée des Outre-mer, a depuis lieu le 10 mai.

La loi du 10 mai 2001 a suscité de nombreux débats en tant que « loi mémorielle », susceptible d’orienter l’histoire voire d’encourager sa réécriture. Elle a suscité des critiques d’historiens, notamment celle selon laquelle la loi tendait à faire de la traite un fait strictement européen alors que l’esclavage a concerné d’autres civilisations. Le législateur s’est ainsi vu reprocher de simplifier la réalité mais aussi d’être anachronique, en établissant la culpabilité de certains acteurs historiques pour des crimes qui n’étaient pas fixés juridiquement au moment des faits.

Si ces réserves peuvent être discutées, il est à souligner que la loi Taubira, pas plus que la loi Gayssot, n’a empêché les chercheurs de travailler librement. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas attendu le 10 mai 2001 pour explorer les multiples aspects de cette histoire. S’il reste encore beaucoup à accomplir pour asseoir la mémoire de ces événements dans la connaissance commune et l’espace public, la loi a permis que soit engagée en la matière une considération institutionnelle continue sur un phénomène au poids historique et moral incontestable.

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