Enseignement de la Shoah : donner à l’école le temps de jouer son rôle

L’exceptionnalité de la dimension dramatique du génocide des juifs a marqué la mémoire collective. Mais la seule émotion qu’il suscite montre qu’elle n’implique ni compréhension ni vigilance. L’école doit s’appliquer à réhistoriciser la Shoah afin d’en faire saisir toute la spécificité.

« On arrive dans des allemandes comme des SS », « J’arrive déter(miné) comme Adolf dans les années 30 (…) »,  « J’ai les techniques de propagande de Goebbels (…) »,  « Tous les jours R.A.F (rien à foutre) de la Shoah », « Pour qu’ma famille vive comme des rentiers juifs »… « Tous les jours fuck Israël comme si j’habite Gaza »… « J’suis à Dakar t’es dans ton centre à Sion » (concentration)…

C’est par ces mots qu’en septembre 2020, le jeune rappeur français Freeze Corleone provoquait le scandale. Abondance d’allusions déplacées à la Shoah, poncifs antisémites, apologie et banalisation du nazisme et de l’extermination des juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale… mais rien qui n’empêchât des dizaines de milliers de jeunes de prendre sa défense sur les réseaux sociaux en hurlant à l’injustice et en manifestant surtout le fait qu’ils ne comprenaient pas en quoi ces propos posaient problème.

Plus près de nous encore, les contestations de la politique sanitaire mise en place par le gouvernement ont donné lieu à des comparaisons aussi stupides qu’éhontées. Qu’on en juge : comparaison du passe sanitaire avec la 9e ordonnance allemande du 8 juillet 1942 interdisant aux juifs de fréquenter les restaurants et autres lieux publics ; comparaison du QR code sanitaire avec le numéro tatoué à Auschwitz ; des pancartes avec des slogans tels que « prochaine étape, une rafle des non-vaccinés »  mais aussi « non au pass nazitaire » ou encore un montage photo du portail d’Auschwitz où la phrase « le pass sanitaire rend libre » est substituée au slogan nazi « Arbeit macht frei » (« le travail rend libre »)…

 

Confusions et approximations douteuses

L’incapacité à voir ce qui pose problème d’une part, la banalisation du nazisme et de la Shoah de l’autre, nous obligent à questionner les modalités de transmission de cette période historique car ces dérives et mésusages semblent être, en partie au moins, le résultat de notre difficulté à faire entrevoir ce que furent le nazisme et la Shoah.

Ce qui frappe en effet l’esprit, c’est, au-delà de l’ignorance, le réflexe de convoquer systématiquement le nazisme et ses horreurs pour tout, et surtout pour n’importe quoi. Les nombreuses confusions, les approximations douteuses et les comparaisons honteuses qui ont pour but de marquer les esprits signifient que le nazisme et la Shoah sont devenus les valeurs étalons de l’horreur et de la souffrance auxquelles il faudrait se référer pour exister en tant que victime. C’est l’exceptionnalité de la dimension dramatique de l’événement qui semble avoir marqué la mémoire collective.

Il nous faut donc constater une omniprésence du génocide des juifs dans les esprits et les représentations et admettre que cette réalité tient aussi à la place qu’il occupe dans les médias. De très nombreuses œuvres cinématographiques, documentaires, littéraires ou encore d’émissions de télévision ou de radio abordent la Shoah mais les messages véhiculés ne suffisent pas à permettre une juste compréhension du génocide des juifs.

Il faut dire que les œuvres font souvent intervenir l’émotion. À l’école aussi, il fut un temps où la tentation existait de vouloir choquer avec l’idée que les élèves en sortiraient marqués et donc vigilants. Nous avons longtemps pensé qu’émouvoir était un outil indispensable à la compréhension de la catastrophe juive et donc à ce que tout ceci ne puisse pas advenir à nouveau. Mais jouer sur les émotions, ce n’est pas expliquer les événements dans leur profondeur et une émotion peut en chasser une autre. Sans plus d’explications, tout événement est alors susceptible de devenir assimilable à la Shoah.

De fait, si tout devient nazisme, le nazisme ne présente plus cette exceptionnalité qu’on lui prête et si tout devient Auschwitz, Auschwitz n’est pas si grave et on ne comprend plus alors pourquoi nous donnons autant d’importance à la Shoah si elle ne cesse de se répéter ici ou là. Les juifs peuvent par conséquent se voir reprocher cette place donnée au génocide dont ils ont souffert, avec l’idée qu’on « en fait beaucoup pour eux », « qu’ils n’ont pas été les seuls à être victimes ». On leur reproche régulièrement le « deux poids deux mesures » dont ils profiteraient.

 

Des temps de réflexion nécessaires

Au-delà, la Shoah a également été envisagée comme une grande leçon antiraciste dont le but était de lutter contre la tentation de la perpétuation de la haine de l’autre, et pas uniquement des juifs, dans le contexte de la montée du Front national. Si nous regardons aujourd’hui le résultat, on ne peut que constater que la mémoire de la Shoah, telle qu’elle a été véhiculée, a rendu aveugle à l’antisémitisme actuel car elle a aussi eu pour conséquence de faire de l’antisémitisme nazi, et plus largement celui venu de l’extrême-droite, le seul antisémitisme identifiable comme tel. Pire, en devenant une grande leçon de morale déshistoricisée dans laquelle sont pêle-mêle condamnés le racisme, la haine de l’autre, mais aussi l’identité, qui ne peut être que « le revers d’une exclusion » (1), la mémoire de la Shoah a pu se retourner contre les juifs. La singularité juive peut ainsi déranger dans notre société et des propos qui se présentent comme antiracistes, font ainsi des juifs les racistes, en France et ailleurs. C’est par exemple au nom de l’antiracisme qu’Israël et le sionisme sont parfois cloués au pilori. L’antiracisme, qu’il vise la recherche de l’universalité humaine, dégagée de tout marqueur identitaire et de tout particularisme, ou qu’il utilise la grille d’analyse simpliste « dominés-dominants » en faisant émerger une vision racialiste, a abouti, au nom même de la mémoire des crimes européens, dont ceux du nazisme, à nazifier l’État d’Israël.

Confusions, mésusages ou encore instrumentalisation et banalisation sont les conséquences de l’absence d’histoire. C’est donc bien à un défi de l’enseignement auquel nous nous devons de faire face. L’école doit apprendre à mettre à distance les émotions pour entrer dans une vraie réflexion et penser les événements dans leur singularité. Les professeurs sont de mieux en mieux formés, les erreurs de compréhension et d’analyse disparaissent peu à peu des cours, accompagnant ainsi les progrès de la recherche et de la réflexion historique. Mais nous ne parvenons pas à endiguer les dérives. Les programmes scolaires sont en effet trop chargés pour permettre aux enseignants de prendre le temps nécessaire, non pas pour aborder la Shoah de manière exhaustive car ce n’est pas là le rôle de l’école, mais pour lui donner tout son sens. Pour cela, il faut prendre le temps de dire, de raconter, de lire, de décrypter afin de donner à penser. Il faut prendre le temps de mettre en perspective, d’insister sur les dynamiques et processus historiques et de comparer afin de mieux singulariser. Tout cela demande d’y passer des heures, d’autant plus qu’il faut faire produire des travaux à nos élèves et vérifier avec eux que l’essentiel est acquis et compris. Mais ce temps manque et les programmes ne font qu’entériner ce que vivent les élèves au quotidien, le zapping permanent, quand l’école doit être un lieu à la temporalité différente, où le savoir se construit sur un temps long. En zappant, on ne fait pas réfléchir, notamment les jeunes qui ne savent rien de cette histoire avant d’entrer dans la classe, et ils sont aujourd’hui, eu égard à l’éloignement de l’événement, toujours plus nombreux.

Nous ne devrions pas nous étonner des confusions et des dérives à l’œuvre, ni de la banalisation et de l’instrumentalisation de la Shoah car elles ne sont que le fruit de notre époque. Dans cette société de l’émotion, du compassionnel et de l’immédiat, l’école doit pouvoir offrir les temps de réflexion qui nous manquent.

Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie, directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès et responsable des formations au Mémorial de la Shoah

Note 1 : Georges Bensoussan, L’Histoire confisquée de la destruction des Juifs d’Europe : Usages d’une tragédie, Paris, PUF, 2016.

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