Laïcité : un savoir à reconstruire
Les offensives anti-laïques prêtant à la laïcité des vices qui ne sont pas les siens, les laïques la défendent parfois en s’écartant de l’essentiel. Un éclaircissement s’impose si l’on veut transmettre le principe de laïcité aux jeunes générations. Il faut leur rappeler qu’il s’agit avant tout autre chose d’un régime de séparation entre les Églises et l’État, dont la liberté, encadrée, est la modalité privilégiée de sa mise en œuvre. Une articulation dont on mesure la portée si l’on n’oublie pas, par ailleurs, d’envisager les religions comme des forces politiques.
Le 15 juillet dernier le Comité interministériel de la laïcité a vu le jour. Il est chargé de piloter la mise en œuvre de nombreuses mesures qui visent à conforter le principe de laïcité. Dans cet ambitieux chantier, l’école est en première ligne. C’est pourquoi un vaste plan de formation de l’ensemble des personnels de l’Éducation nationale, qui doit se déployer sur quatre ans, a été lancé en septembre dernier. Sans nul doute, l’avenir de la laïcité dépendra pour une bonne part de notre capacité à convaincre la jeunesse – les élèves certes, mais aussi les jeunes professeurs – de sa modernité.
Une laïcité perçue comme discriminatoire et attentatoire aux libertés religieuses
Le défi est redoutable. Car comme le révélait un sondage DDV-Licra publié en mars dernier, une large frange des lycéens d’aujourd’hui perçoit la laïcité comme discriminatoire, envers les musulmans notamment, et attentatoire aux libertés religieuses. C’est le résultat d’un triple phénomène : une offensive anti-laïque orchestrée depuis une trentaine d’années par des éléments radicaux de l’islam et relayée par une partie du monde politique et intellectuel (à l’extrême gauche notamment) ; une invocation dévoyée de la laïcité, à des fins purement électoralistes, par une partie de la classe politique (l’extrême droite en particulier) qui en réclame l’extension à tous les espaces publics (la rue par exemple) ; et un nouveau rapport à la religion, pensée exclusivement au prisme de l’intimité spirituelle et qui interprète toute critique ou limitation de son expression publique comme une atteinte aux droits des individus.
Une laïcité dissoute dans la liberté par ses partisans et ses défenseurs
Il en a résulté, durant les vingt dernières années, une relecture de la laïcité que, dans une dynamique conjointe, ses partisans comme ses adversaires ont fini par dissoudre intégralement dans la liberté. Dans l’espoir de convaincre de ses vertus, pour les premiers ; afin d’assimiler toute restriction imposée ou réclamée en son nom à un acte liberticide, pour les seconds. Or dans un contexte de « reconstruction individualiste de la liberté »
La séparation des Églises et de l’État, finalité primordiale
Mais l’équivalence de la sorte exagérément et immodérément tirée entre laïcité et liberté a abouti à faire porter à la première ce qui n’est pas de son ressort. C’est le cas du droit à la critique des religions que rend possible la suppression du délit de blasphème par la loi sur la presse de 1881, qui n’est en rien une loi de laïcité. Dans le même temps est désormais largement évacué du débat public ce qui constitue pourtant le socle et l’accomplissement de la laïcité, à savoir la séparation. Ferdinand Buisson, l’un des pères de l’édifice laïque français au tournant du XXe siècle, l’exprimait avec clarté : « La laïcité intégrale de l’État (…), déclarait-il en 1904, consiste à séparer les Églises et l’État
La séparation, condition d’émancipation des individus et de réalisation des promesses démocratiques
Reprenant l’œuvre révolutionnaire de séparation interrompue à l’initiative de Bonaparte à partir de 1801, les grandes lois de laïcisation de la IIIe République s’attachèrent donc à tracer des frontières, c’est-à-dire à définir les limites du non-empiètement entre l’État, garant du commun, et les religions, qui n’étant « que de certains », comme l’écrit Henri Peña-Ruiz, ne « peu[vent] s’imposer à tous »
Liberté de conscience et liberté des cultes
Comme le précise l’historien Christophe Bellon, « le but [des promoteurs de la loi de 1905] éta[it] sans ambiguïté la séparation »
Des libertés religieuses limitées
Faire comprendre la laïcité, aux élèves et aux jeunes professeurs notamment mais pas seulement, devrait par conséquent consister à rappeler qu’il s’agit d’abord et avant tout autre chose d’un régime de séparation, dont la liberté, encadrée, est la modalité privilégiée de sa mise en œuvre (la séparation de 1795 fut moins libérale en ce qui concerne l’exercice du culte). L’équivalence désormais unanimement entérinée entre laïcité et liberté dérive d’une lecture amputée de la loi de 1905, que ce soit délibérément ou par ignorance. L’article qui stipule que « la République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes » est le premier du titre I de la loi intitulé « Principes ». Cet article précise que la liberté de culte (c’est-à-dire la manifestation publique des croyances religieuses) ne peut cependant contrevenir aux « conditions » qui assurent « l’ordre public ». C’est pourquoi le législateur avait inséré dans la loi un long titre V composé de douze articles intitulé « police des cultes » et qui pose une série de limites et d’interdictions. Ce en quoi il importe de rappeler que les libertés religieuses ne font pas exception, et que rien ne pourrait justifier qu’elles bénéficient en la matière d’un traitement dérogatoire : toutes les libertés sont encadrées, bornées et régulées, celle de fumer, de consommer de l’alcool, de se dévêtir comme celle de s’exprimer dans un espace public.
Les religions, des forces politiques à réguler
L’enjeu qui sourd derrière les débats sur la laïcité dépasse par conséquent de beaucoup la seule question du for intérieur et de l’intimité spirituelle. Il la dépasse d’autant plus que ces derniers ne sont pas les cibles de la séparation entre les Églises et l’État, contrairement à la grille de lecture de la laïcité que tentent d’imposer ses adversaires et ceux qui font leur jeu. C’est de la religion en tant qu’organisation collective et force politique que la puissance publique laïque entend réguler les manifestations et les expressions. La confusion parfois délibérément entretenue entre les registres implique que la reconstruction du savoir sur la laïcité ne pourra être dissociée et faire l’économie d’un réexamen et d’une (re)construction d’un savoir sur la place, le rôle et les fonctions des religions dans les sociétés, au passé comme au présent.
Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie