Shoah et esclavage : pourquoi et comment transmettre ces passés tragiques ?

Pour en parler, entretien croisé entre Élisabeth Landi, professeur en classes préparatoires aux grandes écoles à Fort-de-France et vice-présidente du conseil d’administration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), et Iannis Roder, professeur d’histoire dans un collège en Seine-Saint-Denis et responsable des formations au mémorial de la Shoah. Propos recueillis par Benoît Drouot, professeur agrégé d'histoire-géographie.

Benoît Drouot : Quand et pourquoi la Shoah apparaît-elle dans les programmes scolaires ?

Iannis Roder : La Shoah apparaît vraiment dans les programmes en 1989. Dans le contexte d’une montée inquiétante du Front national, la réactivation de cette mémoire traumatique devait immuniser la jeunesse contre le danger des idées d’extrême droite. La double dimension mémorielle (se souvenir) et morale (« plus jamais ça ») fut privilégiée. Au détriment d’une approche historique et politique.

 

Il s’agit donc alors de « dire » la Shoah, plus que de l’expliquer ?

I.R. : Oui. Dire, plus que faire réfléchir et faire comprendre les processus historiques qui font de la Shoah un événement politique à part entière. C’est ce qui manque au départ.

 

L’esclavage occupe une place renouvelée dans les programmes depuis plusieurs années comme le souligne une note récente de la FME. Sont-ce aussi des considérations mémorielles qui présidèrent à ce renouvellement ?

Elisabeth Landi : L’esclavage fut longtemps traité de manière superficielle et partielle. Le moment de rupture est la loi Taubira du 10 mai 2001 qui indique que « les programmes scolaires (…) accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent ». Deux différences majeures avec la Shoah doivent cependant être signalées. La première tient dans l’absence de témoins. La seconde réside dans l’existence de deux programmes sur l’esclavage : un pour la France hexagonale et des programmes adaptés pour les anciennes colonies. Comme si cette histoire n’intéressait pas la nation tout entière… Il faut pourtant accepter que les « vieilles colonies » ont pleinement participé à l’histoire et à la construction de la République, mais aussi que leur histoire ne se réduit pas à l’esclavage.

 

Et avant la loi Taubira ?

E.L : Dans les territoires antillais, des professeurs militants allaient au-delà des programmes. Leur motivation n’était pas vraiment mémorielle ; ils voulaient surtout transmettre un savoir. C’est ainsi qu’au lycée, j’ai eu moi-même la chance d’étudier en détail l’esclavage.

 

Qu’en est-il, selon vous, des nouveaux programmes de 2019 ?

E.L : Ils maintiennent des adaptations locales et une différence entre les filières générale et professionnelle au lycée, laissant entendre que les élèves de cette dernière seraient davantage concernés ! De plus, le point de vue reste largement métropolitain. En filière générale les événements révolutionnaires de Saint-Domingue ne figurent pas au programme, ni la révolution des esclaves en août 1791, ni la proclamation de l’abolition de l’esclavage le 29 août 1793, plusieurs mois avant que la Convention n’en élargisse la portée à l’ensemble des colonies le 4 février 1794. Les programmes n’ouvrent pas assez sur la construction de sociétés fondées sur les hiérarchies et les discriminations raciales dont les conséquences sont encore très présentes aujourd’hui dans les territoires antillais. Il reste aussi à faire comprendre que cette histoire a concerné la France, mais aussi l’Europe et l’Afrique. Un système global, transatlantique, s’est mis en place qui pèse encore sur les sociétés aujourd’hui. Il faut faire comprendre cette réalité dans toute sa complexité pour créer du sens, pas de la repentance ni de la culpabilisation.

 

N’est-il pas souhaitable que des personnages comme Toussaint Louverture ou Louis Delgrès soient présentés comme des figures à part entière de la Révolution française ?

E.L. : Tout à fait. La proclamation antiesclavagiste du 10 mai 1802 de Delgrès, métis de la Martinique, et la constitution de Saint-Domingue du 3 juillet 1801 de Louverture devraient figurer parmi les textes fondamentaux à connaître. Ces personnages et ces textes devraient faire partie d’une histoire commune partagée par tous les élèves quels que soient les territoires et les filières.

 

I.R. : Je voudrais réagir au sujet de l’adaptation des programmes selon les lieux et les filières. D’un côté on conféra dans les années 1990 à l’enseignement de la Shoah une dimension universelle, et d’un autre côté l’histoire de l’esclavage donne lieu à des adaptations locales. L’histoire de l’esclavage devrait également être pensée dans sa dimension universelle. Il manque de la part des décideurs, souvent prisonniers de représentations, une profondeur de réflexion sur ces questions ; trop souvent le réflexe est de répondre d’abord à des demandes sociales particulières. Toutefois, les choses changent dans le bon sens grâce à la recherche et au militantisme de certains associations. Je pense à mes amis du CM98 [Comité Marche du 23 mai 1998 qui œuvre à faire connaître l’histoire et la mémoire de l’esclavage].

E.L : Les combats de certaines associations, de municipalités, de militants politiques et syndicaux permettent en effet d’avancer, par exemple pour mieux prendre en compte les combats des abolitionnistes et des esclaves eux-mêmes, afin de complexifier une présentation encore trop souvent simpliste et binaire. Le rôle des jeunes générations issues de la migration aussi est essentiel. Leurs parents et grands-parents cherchaient d’abord à survivre, trouver du travail et un logement. Les enfants et petits-enfants, eux, posent le problème de la mémoire et de l’histoire. Les freins ont aussi existé dans le monde universitaire. Quand je faisais mes études dans les années 1980, une thèse sur l’esclavage ne permettait pas d’obtenir un poste à l’université. Il n’y avait ni revue ni lieu de recherche autour de ce sujet. Mais depuis une vingtaine d’années la connaissance a fait d’importants progrès.

 

Et sur la Shoah ? Des progrès ont-ils été accomplis en ce qui concerne son enseignement ?

I.R. : Oui, la Shoah est mieux abordée. Les avancées doivent beaucoup au travail de formation des enseignants réalisé par le mémorial de la Shoah mené dans le cadre d’un partenariat étroit avec l’Éducation nationale. Ce qui ne peut qu’encourager la Fondation pour la mémoire de l’esclavage à multiplier les initiatives. En revanche, les programmes, dans leur formulation, ont peu évolué, invitant les enseignants à partir des pratiques nazies. Au mémorial de la Shoah on privilégie l’entrée par l’idéologie des bourreaux afin de montrer les dynamiques et les processus, tributaires de visions particulières du monde. En formant des milliers de professeurs, on a contribué à faire évoluer la manière d’enseigner. Désormais, on fait plus de leçons d’histoire et moins de leçons de morale. On fait attention à ce que l’émotion ne fasse pas barrage à la réflexion. La pédagogie par projet s’est aussi beaucoup développée.

 

C’est donc par les enseignants que les choses ont changé, plus que par les programmes…

I.R. : Oui. Les programmes ont cependant intégré quelques avancées. Il n’y est plus question du génocide des juifs et des Tziganes. Ces deux génocides sont maintenant distingués. Ce qui est indispensable pour faire comprendre que ces deux populations occupaient une place différente dans l’imaginaire des nazis.

 

Les enseignants ont consenti un important effort d’autoformation, conscients de l’importance du sujet.

I.R. : C’est exact. Mais le besoin de formation a aussi répondu à une nécessité quand les professeurs se sont trouvés face à des difficultés pour transmettre cette histoire dans certains territoires et dans certaines classes. Les professeurs ont eu alors besoin de consolider leurs connaissances et de disposer d’outils pédagogiques. Plusieurs facteurs ont donc convergé pour faire évoluer les pratiques.

 

Est-ce que sur l’esclavage aussi l’intérêt des professeurs est croissant ?

E.L. : Si j’en crois le succès de la table ronde organisée par la FME autour du Code noir lors des Rendez-vous de l’histoire de Blois en octobre dernier, je crois qu’il y a une forte demande des professeurs. C’est un axe prioritaire de la FME car c’est en partie les enseignants qui font évoluer la manière d’appréhender la question de l’esclavage. Comme Iannis Roder, je pense que les changements viennent par les pratiques et la formation, mais aussi par la vulgarisation de qualité. Du côté des décideurs, il faut cesser de considérer que l’esclavage est un sujet qui ne concernerait que certains publics scolaires et certains territoires.

 

De quel ordre sont les résistances sur l’histoire de l’esclavage ?

E.L. : Elles ne sont pas du même ordre que sur la Shoah. Au sujet de l’esclavage demeure l’idée d’une histoire qui s’est déroulée loin de la métropole, et qui ne la concerne pas réellement. En outre, les colons antillais eurent, durant la Révolution française, des velléités autonomistes. En se ralliant à la Grande-Bretagne, les colons martiniquais empêchent que soit appliquée l’abolition de l’esclavage. Les programmes entérinent l’idée de deux histoires, celle de la métropole et celle des colonies esclavagistes, qui ne se confondraient pas.

I.R. : Cette vision est d’autant plus dangereuse que notre société est travaillée par des replis identitaires. D’où la nécessité de transmettre la part d’universel de la Shoah et de l’esclavage. C’est l’humanité qui est en cause dans ces deux faits. C’est un vrai défi de faire passer cela.

 

Pour donner une portée plus universelle, ne faudrait-il pas, dans le cas de l’esclavage, élargir son étude dans le temps, au-delà de la seule traite atlantique, et dans l’espace ?

E.L. : Sans doute. D’autant que les différentes traites sur et à partir du continent africain ont fini par se combiner. Une autre piste pourrait consister à étudier les différents modèles de plantation, en comparant celui des Antilles et celui des États-Unis, qui ont débouché sur des sociétés différentes puisqu’il n’y eut pas de ségrégation légale aux Antilles.

 

Ne se heurte-t-on pas à des programmes qui demeurent structurés par des découpages chronologiques figés qui limitent les approches transversales ?

E.L. : De fait, le découpage actuel des programmes ne permet pas une étude globale et sur le temps long, du Moyen Âge au XXe siècle, des traites négrières. Mais c’est sans doute une réflexion à creuser.

I.R. : Il faut se poser la question essentielle de l’objectif de ces enseignements. Il n’est ni de faire pleurer sur le sort des victimes ni de mettre en compétition les souffrances qui se valent toutes. Les crimes, en revanche, sont de natures différentes. Que veut-on, dès lors, universaliser ? Dans le cas de la Shoah c’est en interrogeant le processus génocidaire que la dimension universelle apparaît. Ce qui n’implique pas qu’il faudrait déjudaïser le crime. C’est une erreur de penser que l’universalisation passera par l’effacement de l’identité des victimes. Car comprendre la Shoah questionne cette identité. Non pas dans une perspective émotionnelle, mais dans une démarche historique.

La Shoah doit être inscrite dans la longue histoire de l’antisémitisme en Europe qui se poursuit après 1945 et dont elle est un moment paroxystique. Il ne s’agit pas de verser dans une lecture téléologique, mais la Shoah ne peut être comprise si on l’isole d’une histoire longue. Il faut réfléchir au génocide comme processus historique et politique en expliquant pourquoi les juifs furent la cible. Il importe que les élèves comprennent comment un génocide se met en place tout en se méfiant des modélisations excessives. Comparer les différents génocides en les inscrivant dans la modernité du XXe siècle est nécessaire, mais toujours en contextualisant les diverses situations pour mieux les singulariser. Ce ne sont pas les souffrances qui doivent être comparées, mais bien les crimes.

E.L. : La difficulté d’une démarche comparative est qu’elle nécessite une solide culture de la part des élèves. C’est donc un exercice délicat. D’autant que dans le secondaire les professeurs manquent de temps. Comment donner du sens à des événements aussi complexes en quelques heures ? Une possibilité consiste à multiplier les réflexions parallèles avec d’autres disciplines comme la littérature ou la philosophie.

I.R. : Le temps dont disposent les professeurs pour traiter ces sujets est un obstacle certain. Si on espère corriger les représentations, la Shoah et l’esclavage ne peuvent être survolés. On ne peut pas, par exemple, expliquer sérieusement le nazisme en une heure. Il est indispensable de prendre le temps de faire produire et réfléchir les élèves. C’est un défi.

E.L. : Et il est nécessaire de sortir de l’idée que l’accumulation fait la connaissance et produit du sens.

 

On avait aussi cru, au début des années 1990, que la connaissance de la Shoah ferait reculer l’antisémitisme. Mais les choses n’ont pas fonctionné de manière aussi mécanique…

I.R. : Si la Shoah a d’abord été inscrite dans les programmes pour lutter contre la montée de l’extrême droite, cet enseignement a vite été brandi comme outil de lutte contre la haine et l’antisémitisme. Concomitamment à l’affirmation de la mémoire de la Shoah dans les champs public, politique et culturel, se multiplient à partir des années 2000 les manifestations d’hostilité contre cet enseignement et parfois contre les juifs. Le phénomène est ponctuel et localisé, mais réel. On réalise que cet enseignement contribue parfois à exacerber l’antisémitisme. Les juifs se voient accuser de monopoliser l’attention au détriment d’autres mémoires. On prend conscience qu’aborder cette histoire par l’émotion et les souffrances peut provoquer le rejet. C’est à partir de ce constat que j’ai décidé d’aborder la question différemment, avec mes élèves et dans les formations au mémorial de la Shoah.

 

Est-ce que l’histoire de l’esclavage peut être un levier de lutte contre le racisme ?

E.L. : Vue de Martinique, la légitimité de cet enseignement réside plutôt d’abord dans un besoin de reconnaissance de populations qui se sentent marginalisées. Mais il est vrai que cette histoire est un levier pour déconstruire notre société raciste et racialisée. Dans la législation qui s’élabore au XVIIIe siècle les Blancs sont libres, pas les Noirs. Dans les sociétés antillaises la question du racisme est complexifiée par le « colorisme » [désigne les nuances des couleurs de peau référées à des perceptions sociales hiérarchisantes] qui marque encore la vie quotidienne. L’histoire permet d’expliquer que la racialisation fut une construction pour justifier l’esclavage. Comprendre peut apaiser, au moins dans la classe. La problématique raciste ne se pose donc pas exactement dans les mêmes termes qu’en métropole.

I.R. : L’histoire de la Shoah et de l’esclavage doit surtout faire comprendre que la démocratie est un rempart contre les violences à des fins d’effacement d’une population ou d’exploitation mercantile. Ces deux histoires tragiques ont correspondu à des systèmes politiques non ou proto-démocratiques. La démocratie, en assurant l’égalité en droit et en dignité, doit nous préserver de ces paroxysmes. En ce sens, ces enseignements participent de la construction d’une société apaisée.

 

À condition de traiter ces sujets sans tabou…

I.R. : Exactement ! Notre République n’est pas parfaite, mais elle n’est pas celle d’hier et elle s’améliore. Parce qu’elle est plus solide, elle doit accepter de parler de tout.

E.L. : La République a levé des voiles depuis l’alternance socialiste de 1981. Des paroles et des actes ont été posés ; maintenant il faut infuser dans les imaginaires. Il faut historiciser ces questions pour sortir de la dimension mémorielle et victimaire. L’école est un lieu de réflexion, mais elle n’y arrivera pas seule. En Martinique, la République a quand même un passif. En 1870 le premier acte de la Troisième République fut une répression sanglante contre une insurrection pour plus de justice. Le chemin est encore long pour que la République devienne réellement synonyme d’égalité et de fraternité. L’espoir peut venir des nouvelles générations de dirigeants, plus décomplexés sur ces sujets. L’expérience de cet entretien croisé, non seulement sur la Shoah et l’esclavage, mais aussi de part et d’autre de l’Atlantique, est également de bon augure. Le regard gagne en profondeur. Le travail engagé par la FME est aussi porteur d’espoir.

 

Que répondez-vous aux polémiques qui ont surgi au sujet du profil de celles et ceux qui sont à la tête de cette fondation, qui ne seraient pas suffisamment en phase avec sa mission ?

E.L. : Ces critiques font fausse route. Fanonienne, je refuse d’être esclave de la souffrance de mes pairs. On ne peut pas universaliser par l’enfermement. Jean-Marc Ayrault, qui prend des positions audacieuses, et la FME ont d’ores et déjà lancé de nombreux projets. La directrice, Dominique Taffin, a dirigé les Archives de la Martinique de 2000 à 2019. Des partenariats ont été établis avec des musées comme le Louvre ou celui du Quai Branly.

I.R. : Je pense, comme Élisabeth Landi, que l’on a intérêt à multiplier les regards croisés sur ces histoires, au niveau pédagogique, mais aussi institutionnel. En bâtissant des ponts, on fera preuve d’exemplarité pour, non pas coexister, mais construire ensemble.

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