Le complotisme à l’ère victimaire

Ségrégation, génocide… les complotistes ne reculent devant aucune comparaison tout en s’appropriant une rhétorique victimaire dans l’air du temps. Une stratégie adoptée au détriment de victimes bien réelles : leurs prétendus comploteurs désignés à la vindicte publique.

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Il a fallu du temps pour que le complotisme cesse d’être envisagé comme une simple lubie sans conséquence. D’abord objet de réflexion – chez Karl Popper, Theodor Adorno ou Douglas Hofstadter –, il n’est devenu un véritable objet d’études qu’au cours des deux dernières décennies malgré l’existence remarquable de quelques travaux pionniers – on songe aux ouvrages de Norman Cohn et de Pierre-André Taguieff sur les origines des Protocoles des Sages de Sion ou à l’enquête d’Edgar Morin sur la « rumeur d’Orléans ».

Ce n’est que récemment que les théories du complot ont commencé à être prises en compte dans leur dimension préjudiciable. Car ces discours d’accusation font immanquablement des victimes. Pas seulement parce que les thèses complotistes sont propres à intoxiquer les esprits faibles et à altérer leur jugement mais en ce qu’elles désignent des cibles à la vindicte publique : les comploteurs présumés et le cortège interminable de leurs complices.

Ces victimes-là subissent fréquemment un harcèlement au long cours dans le silence et l’indifférence. Elles laissent dire, font le dos rond, rechignent, de crainte de les alimenter par effet boomerang, à commenter des attaques d’une vilenie difficile à mesurer tant qu’on n’y a pas été soi-même confronté : accusations de corruption, de conflits d’intérêts, de « communautarisme », de « double allégeance », de « trahison » voire de complicité de crimes. Sans compter les sous-entendus diffamatoires, les menaces, les intimidations et autres injures proférés sur les réseaux sociaux par de courageux anonymes.

 

Nazifier les élites en invoquant le Code de Nuremberg

Les complotistes semblent cependant avoir bien pris note de ce que revêtir les habits de la victime et s’armer d’un mégaphone pouvait aujourd’hui valoir garantie de capter l’attention médiatique et la sollicitude des plus distraits. Après tout, celui qui dénonce un complot ne s’en estime-t-il pas toujours aussi, à quelque degré que ce soit, la victime ? Aussi a-t-on vu se banaliser les analogies les plus douteuses dans les grandes mobilisations de ces dernières années, singulièrement de ces derniers mois.

Pour protester contre le passe sanitaire, beaucoup – et pas seulement à l’extrême droite – se sont engouffrés dans la dénonciation d’un nouvel « apartheid ». Mais c’est le parallèle avec la Seconde Guerre mondiale qui a indigné le plus. Le port, par certains manifestants, de l’étoile jaune a été à raison fustigé, notamment par Joseph Szwarc, rescapé de la rafle du Vél’ d’Hiv. Il faut dire que la complosphère covido-sceptique avait largement préparé le terrain à de tels débordements. Depuis plusieurs mois, elle dénonçait la campagne de vaccination comme relevant d’une expérimentation médicale à grande échelle identique à celles menées sur des prisonniers et des déportés par les médecins de la mort. Et de menacer de poursuites devant la Cour pénale internationale ceux (responsables politiques, cadres administratifs, professionnels de la santé…) qui collaboreraient à cette infâmie car ils enfreindraient le « code de Nuremberg », un texte dépourvu de valeur juridique contraignante – les complotistes le savent pertinemment – mais qui présente l’avantage de nazifier à peu de frais les élites politiques.

 

L’accusation antisémite d’empoisonnement ravivée

Dans sa version la plus ouvertement antisémite, cette contestation a pu prendre la forme de mots d’ordre cryptés, tels ces énigmatiques « Qui » suivis d’un point d’interrogation dont la signification est transparente pour les initiés : les juifs, est-il suggéré, seraient les responsables de la pandémie, des mesures de restrictions prises en réponse à la crise sanitaire, de la vaccination, de l’avènement d’un nouveau totalitarisme vaccinal – en bref, du Mal. C’est pour avoir brandi une pancarte de cet acabit que la professeure d’allemand et militante nationaliste Cassandre Fristot a été condamnée en octobre à six mois de prison avec sursis pour provocation à la haine raciale, à la suite de poursuites engagées notamment par la Licra.

Bien que passé relativement inaperçu auprès des grands médias, un autre thème victimaire a également fait son apparition. Au mois d’août, un manifestant à Besançon manifestait avec une affiche dénonçant le « génocide des Goyim » (i.e. les non-juifs). La Licra, là aussi, s’est portée partie civile.

Concomitamment, on a vu fleurir, mêlés à des propos antisémites explicites, des références à un prétendu « génocide gaulois », avec l’idée sous-jacente que le « remplacement » des « Français de souche » par la submersion démographique ou par l’empoisonnement de masse « vaccinal » était organisé par… les juifs.

Si le complotisme est la continuation de la persécution par d’autres moyens, alors toute sa ruse réside probablement dans cette opération : dépouiller symboliquement la victime réelle de son statut de victime en le retournant à son profit.

Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch

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