Shoah, apartheid… l’histoire n’est pas un supermarché

On se demande souvent ce que le savoir scolaire peut contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les formes de radicalité. L’occasion nous est donnée ces derniers temps d’évaluer ce rôle à l’aune des manifestations d’opposition au « pass sanitaire ». Depuis les années 1950, l’éducation est un volet traditionnel du militantisme antiraciste. La crise actuelle fait apparaître ses limites évidentes mais aussi sa légitimité et son urgence.

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En matière de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le savoir disciplinaire compte mais l’on sait que bien d’autres facteurs (l’expérience, l’environnement institutionnel, la famille…) entrent en jeu pour former, au fil des années, des esprits et des consciences libres. Ce savoir contribue à outiller intellectuellement l’élève de telle sorte que cette éducation puisse permettre – c’est en tout cas ce que l’on attend d’elle en certaines circonstances – de rappeler que non, il n’est décidément pas possible de piocher allègrement dans l’histoire pour habiller ses revendications sociales ou politiques.

L’éducation, c’est ce qui « pousse à » et ce qui « retient de ». « Pousse à » réagir, lorsque face à une situation inique, une injustice flagrante, la résonance d’une connaissance engrangée allume un voyant et commande de dire « non ». L’histoire, certes, ne se répète pas, mais certains de ses engrenages ont une incontestable dimension universelle et intemporelle. « Retenir de » labourer inconsidérément le champ de la souffrance humaine, qui est infinie et terriblement inflammable. D’un côté, un remède à la passivité, de l’autre un apprentissage du respect et de la décence.

Sauf exception difficilement décelables, il n’y a sans doute pas d’intentions antisémites chez les personnes qui, ces temps-ci, détournent les stigmates de la persécution antijuive pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n’y a a priori pas davantage de racisme chez ceux qui ont parlé d’apartheid pour corréler leur indignation à celle qui déclencha, il y a quelques décennies, un mouvement de boycott à l’échelle internationale contre le régime sud-africain.

Il y a même peut-être au contraire chez certains – l’argument a en tout cas été soutenu et il mérite d’être examiné – une forme d’hommage aux victimes de ces crimes historiques, assorti d’un hommage, conscient ou non, à l’histoire, en tant que discipline civique. N’a-t-on pas, en effet, par la référence, sinon par révérence appuyée aux mémoires – et à celle de la Shoah en particulier –, insisté sur les leçons du « plus jamais ça » ? N’a-t-on pas, depuis plusieurs décennies, associé l’enseignement des grandes tragédies humaines à la formation du citoyen antiraciste ?

Piège mémoriel

L’accusation d’antisémitisme et de négationnisme qui vise celles et ceux qui, aujourd’hui, s’affublent d’un insigne fantaisiste ou insistent lourdement sur la prétendue répétition d’événements du passé, paraît donc rater sa cible. Opposer l’argument de la dérive négationniste à ceux qui entendent s’ériger en lanceurs d’alerte ou en vigies de la démocratie procède d’un jugement hâtif, biaisé par l’émotion, qui ne risque pas d’emporter la conviction des protestataires.

De fait, il serait effectivement aventureux à ce stade de poursuivre en justice une manifestante brandissant une pancarte avec la mention « Je suis une infirmière étoile jaune ». Dans le prétoire, on se heurte trop souvent à la difficulté d’administrer la preuve des intentions, même quand il s’agit de juger les propos de militants qui font, eux, commerce des stéréotypes et préjugés. Intenter une action en justice pour endiguer les références abusives au nazisme ou à la Shoah dans le cadre d’une manifestation populaire se solderait assurément par un échec.

Et pourtant, les images heurtent, les slogans blessent. Nous sommes donc confrontés, à première vue, à une forme de paradoxe, un piège mémoriel qui semble s’être refermé sur celles et ceux qui savent la fécondité du « ventre de la bête immonde ». Que reste-t-il dès lors au citoyen si la justice n’est pas en mesure d’intimer, avec rigueur, le respect de la mémoire des morts et la juste mesure dans leur invocation ? L’éducation, la pédagogie, encore et toujours ! Dans une démarche explicative, factuelle, où l’émotion a certes toute sa place, mais qui doit en premier lieu prémunir contre l’erreur et l’exploitation sans vergogne du souvenir des violences de masse.

Le lit du négationnisme

Car il faut comprendre une chose. Ces détournements nourrissent la banalisation d’événements historiques de grande ampleur – ou le travestissement de réalités politiques, lorsqu’il est répété à l’envi que nous vivons en « dictature » – dont la nature est sans commune mesure avec la situation vécue actuellement, fût-elle difficile et épuisante. Penser l’inverse relève de l’ignorance pure et simple, de l’irréflexion, de la mauvaise foi ou de la déraison. Ces détournements vont dans le sens d’une « minimisation outrancière » des souffrances passées et héritées. Si cette minimisation n’est pas le négationnisme, elle en fait assurément le lit. Car par le biais de la relativisation et de la confusion, elle laisse accroire l’idée que tout se vaut et qu’il est possible – et même souhaitable – d’exploiter les résonances d’une tragédie singulière pour mieux se faire entendre. Tout sentiment d’injustice doit-il finir en étoile ? Nous pensons que non, sans quoi le négationnisme reconstituera à sa manière les débris d’un récit dénaturé, caricaturé à l’extrême, et les fragments d’un passé devenu un libre-service propre à satisfaire, temporairement, aigreurs et frustrations.

Le trop peu d’histoire

C’est là, en définitive, un nouveau témoignage de cette post-vérité qui envahit aujourd’hui tant de domaines de notre quotidien. Le négationnisme y est à son aise. Il peut s’y tailler une place encore plus confortable si nous nous laissons dérober le sens des événements. Les mensonges et sophismes du négationnisme peuvent, dans le sillage d’un sinistre bal masqué, devenir opinion, concept ou revendication légitimes. Cela s’est déjà produit, sur la scène du Zénith en décembre 2008 pour défendre un certain droit à l’infréquentabilité…

Les zélateurs du négationnisme ne se gêneront plus du tout si nous acceptons le dévoiement des faits car il sera toujours plus difficile, au fil du temps et face à la profusion des propos tenus, de faire la part entre l’expression sincère d’un sentiment d’injustice ou de discrimination, et des intentions haineuses. Le racisme, l’antisémitisme n’ont pas leur pareil pour s’infiltrer dans les interstices, épouser l’air du temps, profiter du relâchement et de l’errance morale. La mise à mal (et à mort) d’un récit commun fondé sur une lecture rigoureuse des événements est leur but ultime. Le brouillage du sens, la perte des repères en sont les armes de destruction.

Il faut donc faire entendre la condamnation morale de ces détournements et rappeler encore et encore ce qui s’est passé. Ce n’est pas le trop-plein d’histoire qui conduit à ces débordements, c’est le trop peu.

Emmanuel Debono, historien

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