14 mai 1941 : La rafle du « billet vert »

Le 14 mai 1941, 3 700 juifs – des hommes de nationalité polonaise, tchèque ou apatrides – sont arrêtés à Paris. Cette rafle, dite rafle du « Billet vert », est la première arrestation massive de juifs en France.

Ils avaient reçu la veille,  une convocation individuelle – un papier de couleur verte – signée du commissaire de police, les « invitant à [se] présenter » à 7 heures du matin, munis de leurs pièces d’identité et accompagnés d’un proche pour « examen de [leur] situation ». Une simple formalité en apparence, à caractère obligatoire cependant : « La personne qui ne se présenterait pas aux jours et heures fixés, s’exposerait aux sanctions les plus sévères ».  Tous n’y ont pas répondu puisque environ 6 700 billets verts avaient été envoyés. Six adresses sont investies pour recevoir les convoqués, des policiers procèdent au contrôle des papiers et les gardiens de la paix assurent l’encadrement. Les juifs de proche banlieue, moins nombreux, sont convoqués directement dans les commissariats et postes de police. La personne qui accompagne se voit, quant à elle, chargée d’aller au domicile pour en rapporter une valise et des effets personnels. Vers midi, les hommes sont conduits dans des autobus vers la gare d’Austerlitz puis, sous la surveillance de policiers et militaires allemands, embarquent dans des trains de voyageurs de 3ème classe à destination de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Ces deux camps situés dans le Loiret, à 90km au sud de Paris, sont les premiers camps d’internement de juifs de la zone occupée. Le camp de Drancy ouvrira trois mois plus tard, à l’issue de la seconde rafle, le 20 août 1941.

Cette arrestation répond à la volonté du gouvernement de Vichy d’appliquer le décret du 4 octobre 1940 associé au statut des juifs, donnant aux préfets le pouvoir d’interner les « étrangers de race juive » dans des camps spéciaux. Dresser une liste de personnes à arrêter, en connaître l’âge, l’adresse, le sexe et la profession est rendu possible par le recensement, ordonné le 27 septembre 1940 par l’administration militaire allemande et réalisé par la Préfecture de police. Fin avril 1941, il ne reste qu’à trouver un emplacement pour établir ces « camps spéciaux » dans la zone occupée. Les camps Pithiviers et Beaune-la-Rolande avaient initialement été créés en 1939, pour rassembler des réfugiés et prisonniers de guerre. Le 14 mai 1941, leur fonction est détournée avec l’arrivée, largement photographiée, de ces 3 700 hommes juifs étrangers internés dans les camps du Loiret. Les photographies seront diffusées dans la presse collaborationniste. Que cherchent-elles à montrer : le juif piégé en manteau et chapeau, qui, le matin-même, se rendait à une convocation ; l’étranger puni qui a abusé de l’hospitalité du pays et l’a conduit à la défaite ? Le lendemain, Le Matin publie un article sous le titre : « Paris débarrassé de  nombreux juifs étrangers ». Le quotidien antisémite La France au travail écrit, quelques jours après, un compte-rendu de visite aux camps intitulé : « J’ai vu des juifs travailler ». C’est également pendant ces premiers jours de l’internement qu’est prise la fameuse photographie visible dans Nuit et Brouillard, sorti en 1956, censurée pour ne pas laisser apparaître l’uniforme du gendarme français qui surveille le camp de Beaune-la-Rolande.

Les hommes sont enregistrés un à un à leur entrée dans le camp. Sur leur fiche individuelle, les données, semblables à celles du recensement, sont rapportées et accompagnées d’un numéro de matricule et numéro de baraque, qui constituent les nouvelles coordonnées de l’interné. A la mention « motif d’internement » au dos de la fiche, on lit parfois sur les fiches de Beaune-la-Rolande : « en surnombre dans l’économie nationale ».

Ces camps sont ouverts à l’initiative des autorités nazies et placés sous l’autorité de la préfecture du Loiret qui y affecte principalement des gendarmes et gardiens auxiliaires. Ce montage de responsabilités ne manque pas de susciter la perplexité des internés juifs, pour lesquels, malgré une surveillance exclusivement française, la France ne peut représenter une menace. Depuis le camp de Pithiviers, Isaac Schoenberg écrit ceci  à sa fiancée Chana, qui témoigne bien de l’ambiguïté qu’il perçoit de la collaboration : « Nos ennemis sont bizarres : tu demandes au Français, il te répond que c’est l’Allemand qui t’expédie au camp ; tu demandes à l’Allemand, il te répond qu’il n’a rien à y voir. La vérité, c’est qu’ils le font tous les deux, et que le Français cherche à surpasser son maître et le fait très bien ».  Comme l’ont été de nombreux juifs arrêtés au « Billet vert », Isaac Schoenberg est déporté plus d’un an après son arrestation, par le convoi du 25 juin 1942.

Cette opération du 14 mai 1941 a marqué une nouvelle étape dans l’application des forces additionnées de la Préfecture de police et des autorités allemandes. Elle sera suivie d’autres vagues d’arrestations en 1941, auxquelles succèdent la déportation des internés et de nouvelles rafles de juifs en zone occupée et zone libre à partir de 1942.

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15 mai 1940 : la rafle des « indésirables »

Le 15 mai 1940 est une date oubliée de notre histoire, ensevelie sans doute par les chars nazis qui déjà, depuis le 10 mai, fonçaient vers la France depuis la Belgique. A Sedan, le front a déjà lâché. La Ligne Maginot n’a servi à rien et le temps où la propagande française promettait d’aller faire sécher le linge de l’armée de la République sur la ligne Siegfried est bien loin.

Pourtant, cette date dit beaucoup de nos fragilités et d’un moment où la République avait déjà cessé d’être fidèle à elle-même. 5000 femmes sont rassemblées au Vélodrome d’hiver. La veille, le général Pierre Héring, gouverneur militaire de Paris a fait placarder dans ce Paris si fébrile un message qui devait rassurer les « Français » : « les ressortissants allemands, sarrois, dantzikois et étrangers de nationalité indéterminée, mais d’origine allemande (c’est-à-dire Juifs déchus de leur nationalité allemande), résidant dans le département de la Seine » devaient se présenter au Stade Buffalo pour les hommes, au Vélodrome d’hiver pour les femmes. En pleine guerre, la coalition de centre-gauche de Paul Reynaud poursuit une hypothétique « 5ème colonne » d’allemands qui saperaient l’effort de guerre.
La rafle des « indésirables » se met en place. Parmi les victimes, des femmes, très nombreuses à avoir répondu à cette convocation, on voit arriver au Vel’d’Hiv Hannah Arendt, Lotte Eisner et Dita Parlo. Direction : le camps de Gurs, dans les Pyrénées Atlantiques. 
Si des commissions sont péniblement mises en place pour évaluer la validité de ces internements, le résultat est catastrophique : la majeure partie des réfugiés venus d’Allemagne pour fuir le nazisme est mise aux arrêts, dans des conditions épouvantables, par la République. La peur a fait trembler le gouvernement au point de commettre un immense reniement dont les effet seront irrémédiables. Au moment de l’invasion et de la capitulation de la France, les camps d’internements où étaient enfermés des ennemis de la France putatifs ont été fournis, clés en main, à la politique de Collaboration qui devenait le supplétif de la recherche des « ennemis du Reich ». La situation est affreusement résumée par Hannah Arendt, témoin des faits : nous étions face à  «une nouvelle espèce d’êtres humains engendrés par l’histoire contemporaine, ceux qui sont mis dans des camps de concentration par leurs ennemis et dans des camps d’internement par leurs amis».

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19 mai 1919 : le génocide pontique, l’autre crime oublié

Le 19 mai 1919, Mustafa Kemal Pacha, qui deviendra par la suite « Atatürk », débarque en héros à Samsun, ville turque située au bord de la Mer Noire. Héros de la bataille des Dardanelles, il apparaît comme un recours politique dans un empire ottoman agonisant depuis sa défaite et la signature de l’armistice de Moudros le 30 octobre 1918 par le sultan Mehmed VI. La Sublime Porte s’écroule et les soubresauts font tressaillir un territoire gigantesque, alimentant les tensions et les convoitises. Mustapha Kemal conteste l’armistice et entre en résistance au gouvernement impérial. Il lance sa guerre d’indépendance.

La région où il débarque a une histoire particulière. Située au Nord de l’Anatolie, elle a été de toute éternité marquée par la présence d’une population grecque qui constitua le Royaume du Pont, donnant à ses habitants le nom de « Pontiques » en référence au Pont-Euxin, le nom antique de la mer éponyme. La situation des Grecs pontiques va rapidement devenir insupportable à la stratégie d’Atatürk et faire d’eux de véritables « indésirables ». La Grèce a terminé la guerre aux côtés des vainqueurs et de la Triple-Entente ; la présence de ce foyer grec dérange les plans du nationalisme turc en pleine expansion et qui s’établit sous la forme d’un nouveau gouvernement à Ankara. Surtout, les nouveaux maîtres des lieux imaginent une Turquie nouvelle et débarrassée de minorités intérieures désignées à la vindicte de l’opinion générale. A partir de 1919, le sort des Grecs pontiques est scellé, aggravant avec une intensité inédite les persécutions qui les avaient déjà pris pour cibles depuis de nombreuses années sous l’Empire.

En 1919, les Pontiques sont environ 600 000 dans les provinces ottomanes riveraines de la Mer Noire. En 1924, 400 000 ont été expulsés vers la Grèce en application du Traité de Lausanne de 1923 prévoyant des « échanges de populations » sur la base du nouveau découpage des frontières. Seuls 260 000 sont arrivés à destination. A l’instar du sort réservé dès 1915 aux Arméniens, le régime a organisé un génocide : 350 000 disparaissent entre 1919 et 1923, succombant aux massacres, aux travaux forcés ou aux déportations. Les 50 000 survivants doivent la vie à leur conversion à l’islam et à l’abandon de leur langue au profit du turc. La Turquie n ‘a jamais reconnu ce génocide, pas plus que le génocide arménien. Le 19 mai est devenu la date théorique de l’anniversaire d’Atatürk et Fête Nationale. Aujourd’hui encore, parler du génocide pontique en pareille occasion fait l’objet de polémiques en Turquie et demeure un sujet de tension permanent avec la Grèce voisine. Le récit national turc persiste à vouloir se construire sur la base d’une chimère immaculée, d’une mémoire faussée et d’une non-reconnaissance d’un passé qui, s’il était assumé et digéré, serait pourtant la base d’une mémoire de réconciliation et d’apaisement pour les générations futures. Le négationnisme persiste à perpétuer, pour des années encore, un horizon de ressentiments.

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16 juin 1976 : Le massacre de Soweto

Les émeutes de Soweto sont une série de manifestations qui ont commencé le matin du 16 juin 1976, organisées par des élèves noirs de l’enseignement public secondaire en Afrique du Sud.

Le but de ces manifestations était de protester contre l’introduction de l’afrikaans comme langue officielle d’enseignement à égalité avec l’anglais dans les écoles locales. Pour disperser les 20 000 élèves, la police tire à balles réelles, causant la mort d’au moins 23 personnes. Durant la répression menée par les forces de police dans Soweto et ailleurs, plus de 500 personnes sont tuées. Le 16 juin est devenu en 1994 un jour férié, la fête de la jeunesse.

En 1976, l’Afrique du Sud est régie par les lois de l’apartheid mises en place dans le pays à partir de 1949.

À l’origine des manifestations, un décret de 1974 qui établit que l’afrikaans sera la langue de l’enseignement, au même niveau que l’anglais, dans toutes les écoles noires.

L’afrikaans, souvent associé à l’apartheid en tant que “langue de l’oppression”, avait incité les noirs d’Afrique du Sud à préférer l’anglais, également parce, que dans quelques régions, l’anglais avait le statut de langue officielle au côté des langues autochtones.

Pour justifier le décret, le vice-ministre de l’Éducation déclare que le décret permet de se conformer à l’obligation constitutionnelle de prodiguer un enseignement dans les langues anglaises et afrikaans.

Toutefois, en pratique, les élèves blancs se voient enseigner dans leur langue maternelle du fait que les écoles qu’ils fréquentent se trouvent dans des quartiers où leur langue est parlée.

Le vice-ministre déclare alors : “Pourquoi devrait-on commencer maintenant à se quereller à propos de la langue d’enseignement pour les personnes de race noire ?… Non, je ne les ai pas consultés et je ne vais pas les consulter. J’ai consulté la Constitution de la République d’Afrique du Sud”.

Le 30 avril 1976, les premiers élèves d’une école à Soweto se mettent en grève et refusent d’aller à l’école, avant que, durant le mois de mai, d’autres écoles de Soweto se joignent à la grève et demandent le même traitement que les écoliers blancs, instruits dans leur langue maternelle. Un grand rassemblement est prévu pour le 16 juin par un comité d’action qui s’est mis en place pour organiser le mouvement.

Le 16 juin, les élèves se réunissent dans le but de protester et d’exprimer leurs opinions pacifiquement, avec la volonté d’éviter tout affrontement avec la police.

Les autorités – une cinquantaine de policiers présents sur place – ont reçu l’ordre du ministre de la Justice, Jimmy Kruger, de rétablir l’ordre à tout prix et d’user de tous les moyens pour disperser les manifestants.

Ordonnant alors, sans être entendu, la dispersion de la foule, l’officier de police chargé du maintien de l’ordre tire un premier coup de feu, provoquant la panique et le chaos alors que les tirs de gaz lacrymogènes s’enchaînent. Les policiers commencent à tirer à balles réelles, causant la mort de jeunes manifestants.

À la suite du massacre, des émeutes éclatent dans le pays, poussant le gouvernement à retirer le décret sur l’enseignement. Les Nations Unies, en réaction à cet événement, décident de mettre en place un embargo sur les vente d’armes à destination de l’Afrique du Sud, amorçant un début de boycott du pays.

L’Organisation de l’unité africaine (OUA) organise depuis 1991, le 16 juin, la journée de l’enfant africaine, un jour férié en Afrique du Sud, en souvenir du massacre des enfants à Soweto.

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22 juin 1772 : Somerset, esclave libéré sur le sol anglais

Le jugement Somerset contre Stewart est un jugement rendu par la Cour du Banc du Roi, en 1772, concernant un esclave qui se trouvait sur le sol de l’Angleterre, au sujet duquel il fut décidé qu’il ne pouvait être renvoyé de force en Jamaïque. 

Le président de la Cour royale, le juge Lord Mansfield, rendit le 22 juin la décision de justice suivante :

L’état d’esclave est de telle nature qu’il n’est pas possible de le concevoir avec la raison, morale ou politique, mais uniquement par le droit positif, qui reste en vigueur longtemps après que la raison, celle de l’époque où l’esclavage fut institué, est oubliée. L’esclavage est tellement odieux que rien ne peut le défendre, sauf le droit positif. Malgré les inconvénients qui peuvent résulter de cette décision, je ne peux pas dire que cette situation soit permise ou approuvée par le droit de l’Angleterre et, pour cette raison, Somerset doit être libéré.

L’esclavage n’a jamais été autorisé par la loi en Angleterre et au Pays de Galles, et Lord Mansfield estimait ainsi que même dans la common law (un système juridique dont les règles sont principalement édictées par les tribunaux au gré des décisions individuelles) d’Angleterre, l’esclavage était interdit sur le territoire. Il est à noter toutefois que le juge, dans sa décision, se garda de se prononcer sur les autres territoires de l’empire britannique. La portée du jugement fut, par la suite, âprement discutée.

James Somerset avait été acheté par Charles Stewart, un officier de la douane à Boston dans la province du Massachusetts, qui, à l’époque, était une colonie britannique en territoire nord-américain. Somerset avait accompagné Stewart, quand ce dernier revint en Angleterre en 1769, avant de s’enfuir en octobre 1771. Un mois plus tard, il fut capturé avant d’être emprisonné par Stewart sur le navire Mary Ann, en partance pour la colonie britannique de la Jamaïque, dans le but d’être vendu  au propriétaire d’une plantation.

Les trois parrains de baptême de Somerset, devenu chrétien en Angleterre, saisirent la Cour et introduisirent un recours en Habeas corpus (règle selon laquelle un prisonnier doit être relâché s’il est détenu sans raison valable aux yeux de l’autorité judiciaire).

L’affaire suscita alors beaucoup d’attention et d’intérêt dans l’opinion et des personnes firent des dons pour soutenir financièrement les avocats de l’affaire.

Pour Granville Sharp, un avocat abolitionniste, l’affaire Somerset permettait de contester  de manière définitive la justification légale de l’esclavage. Les avocats de Somerset, au nombre de cinq, présentèrent des arguments au cours de trois audiences, qui seront par la suite repris et cités par des abolitionnistes américains, tel que Frederick Douglas.

Selon les avocats, seul le droit des colonies britanniques pouvait permettre l’esclavage, mais ni la common law ni le droit prositif (les lois adoptés par le Parlement) de l’Angleterre reconnaissaient son existence légale.

Même si l’affaire n’a pas mis fin à l’esclavage, ni sur le sol de l’Angleterre, ni dans les colonies britanniques, le mouvement abolitionniste a alors connu un véritable succès, avec de nombreuses affaires similaires.

Il est intéressant de noter que l’affaire Somerset a beaucoup en commun avec une affaire française similaire, l’affaire Jean Boucaux contre Verdelin, en 1738. En l’espèce, un Haïtien, Jean Boucaux, était venu en France pour accompagner Verdelin, un officier de l’armée française. Après quelques années, Verdelini se maria avec une femme francaise, sans le consentement de Verdelin. Boucaux recourut aux tribunaux pour confirmer son statut d’homme libre en France et ses avocats, dans leur argumentation, établirent un récit complet de l’histoire du statut de l’esclavage sur le territoire de la France métropolitaine.

Boucaux remporta une victoire juridique, sans que l’esclavage ne fut aboli en France. Une loi vint toutefois réglementer l’enregistrement des esclaves en France, qui devait se faire dans les trois ans après l’arrivée de l’esclave. En cas de non respect, la personne était reconnue libre et ne pouvait être renvoyée dans une colonie.

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Le complotisme à l’ère victimaire

Ségrégation, génocide… les complotistes ne reculent devant aucune comparaison tout en s’appropriant une rhétorique victimaire dans l’air du temps. Une stratégie adoptée au détriment de victimes bien réelles : leurs prétendus comploteurs désignés à la vindicte publique.

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Il a fallu du temps pour que le complotisme cesse d’être envisagé comme une simple lubie sans conséquence. D’abord objet de réflexion – chez Karl Popper, Theodor Adorno ou Douglas Hofstadter –, il n’est devenu un véritable objet d’études qu’au cours des deux dernières décennies malgré l’existence remarquable de quelques travaux pionniers – on songe aux ouvrages de Norman Cohn et de Pierre-André Taguieff sur les origines des Protocoles des Sages de Sion ou à l’enquête d’Edgar Morin sur la « rumeur d’Orléans ».

Ce n’est que récemment que les théories du complot ont commencé à être prises en compte dans leur dimension préjudiciable. Car ces discours d’accusation font immanquablement des victimes. Pas seulement parce que les thèses complotistes sont propres à intoxiquer les esprits faibles et à altérer leur jugement mais en ce qu’elles désignent des cibles à la vindicte publique : les comploteurs présumés et le cortège interminable de leurs complices.

Ces victimes-là subissent fréquemment un harcèlement au long cours dans le silence et l’indifférence. Elles laissent dire, font le dos rond, rechignent, de crainte de les alimenter par effet boomerang, à commenter des attaques d’une vilenie difficile à mesurer tant qu’on n’y a pas été soi-même confronté : accusations de corruption, de conflits d’intérêts, de « communautarisme », de « double allégeance », de « trahison » voire de complicité de crimes. Sans compter les sous-entendus diffamatoires, les menaces, les intimidations et autres injures proférés sur les réseaux sociaux par de courageux anonymes.

 

Nazifier les élites en invoquant le Code de Nuremberg

Les complotistes semblent cependant avoir bien pris note de ce que revêtir les habits de la victime et s’armer d’un mégaphone pouvait aujourd’hui valoir garantie de capter l’attention médiatique et la sollicitude des plus distraits. Après tout, celui qui dénonce un complot ne s’en estime-t-il pas toujours aussi, à quelque degré que ce soit, la victime ? Aussi a-t-on vu se banaliser les analogies les plus douteuses dans les grandes mobilisations de ces dernières années, singulièrement de ces derniers mois.

Pour protester contre le passe sanitaire, beaucoup – et pas seulement à l’extrême droite – se sont engouffrés dans la dénonciation d’un nouvel « apartheid ». Mais c’est le parallèle avec la Seconde Guerre mondiale qui a indigné le plus. Le port, par certains manifestants, de l’étoile jaune a été à raison fustigé, notamment par Joseph Szwarc, rescapé de la rafle du Vél’ d’Hiv. Il faut dire que la complosphère covido-sceptique avait largement préparé le terrain à de tels débordements. Depuis plusieurs mois, elle dénonçait la campagne de vaccination comme relevant d’une expérimentation médicale à grande échelle identique à celles menées sur des prisonniers et des déportés par les médecins de la mort. Et de menacer de poursuites devant la Cour pénale internationale ceux (responsables politiques, cadres administratifs, professionnels de la santé…) qui collaboreraient à cette infâmie car ils enfreindraient le « code de Nuremberg », un texte dépourvu de valeur juridique contraignante – les complotistes le savent pertinemment – mais qui présente l’avantage de nazifier à peu de frais les élites politiques.

 

L’accusation antisémite d’empoisonnement ravivée

Dans sa version la plus ouvertement antisémite, cette contestation a pu prendre la forme de mots d’ordre cryptés, tels ces énigmatiques « Qui » suivis d’un point d’interrogation dont la signification est transparente pour les initiés : les juifs, est-il suggéré, seraient les responsables de la pandémie, des mesures de restrictions prises en réponse à la crise sanitaire, de la vaccination, de l’avènement d’un nouveau totalitarisme vaccinal – en bref, du Mal. C’est pour avoir brandi une pancarte de cet acabit que la professeure d’allemand et militante nationaliste Cassandre Fristot a été condamnée en octobre à six mois de prison avec sursis pour provocation à la haine raciale, à la suite de poursuites engagées notamment par la Licra.

Bien que passé relativement inaperçu auprès des grands médias, un autre thème victimaire a également fait son apparition. Au mois d’août, un manifestant à Besançon manifestait avec une affiche dénonçant le « génocide des Goyim » (i.e. les non-juifs). La Licra, là aussi, s’est portée partie civile.

Concomitamment, on a vu fleurir, mêlés à des propos antisémites explicites, des références à un prétendu « génocide gaulois », avec l’idée sous-jacente que le « remplacement » des « Français de souche » par la submersion démographique ou par l’empoisonnement de masse « vaccinal » était organisé par… les juifs.

Si le complotisme est la continuation de la persécution par d’autres moyens, alors toute sa ruse réside probablement dans cette opération : dépouiller symboliquement la victime réelle de son statut de victime en le retournant à son profit.

Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch

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Laïcité : un peu d’histoire et de géographie

Contrairement à une idée reçue, la laïcité n’est ni une invention ni une spécificité française. Rapide tour d'horizon, à l'occasion de la journée de la laïcité, de la séparation des Églises et de l'État à travers le monde.

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Quand une population manifeste de l’indifférence à l’égard de la religion, le terme qui rend compte de cette situation est le caractère séculier de la société. La promotion de la liberté de conscience, individuelle comme collective, et l’appel au respect du principe de non-discrimination pour raison religieuse ou philosophique relèvent ainsi d’un mouvement de sécularisation.

Quand les institutions d’un État sont indépendantes de toute règle de nature religieuse, spirituelle ou théologique, d’une part, et lorsque s’installe la dissociation progressive de la citoyenneté et de l’appartenance religieuse, d’autre part, on parle d’un mouvement de laïcisation.

Il est donc possible que les personnes soient indifférentes à la religion (sécularisation) sans qu’un pays soit laïque (théocratie, par exemple) de même que, inversement, l’attachement de certains à une religion n’est pas incompatible avec un État laïque.

Si la laïcité se mesure à la neutralité de l’État, à l’indépendance des instances politiques vis-à-vis des institutions et des normes religieuses, à la liberté de conscience égale pour tous, à l’égalité civile de tous les individus indépendamment de leur ancrage religieux, alors de nombreux cas se présentent dans le monde.

Contrairement à une idée reçue, la laïcité n’est ni une invention ni une spécificité française. Ses prémisses se trouvent chez les philosophes grecs (Épicure, Marc Aurèle), chez les penseurs du siècle des Lumières (John Locke, Denis Diderot, Voltaire), chez les pères fondateurs des États-Unis (James Madison, John Adams, Thomas Jefferson, Thomas Paine) et chez les promoteurs de la loi de 1905 en France, notamment Jules Ferry.

Aux États-Unis, la religion est séparée de l’État par la constitution de 1787 et son premier amendement de 1791. C’est aussi la première constitution à garantir la non-ingérence de l’État dans les religions et la liberté de culte. Bien que dans la pratique politique la référence à Dieu soit quasi omniprésente (serment sur la Bible, In God we trust…), aucun des textes fondateurs de la République américaine (la constitution et la Déclaration des Droits – les dix premiers amendements) ne fait référence à Dieu ou à la Providence. Cette dualité peut se comprendre par le souci des Américains de s’affranchir des persécutions religieuses subies par ceux qui quittèrent l’Europe pour fonder un nouveau monde. C’est un peu le contraire de la France : subissant le poids du religieux durant au moins 1 500 ans, la perception française tend à rejeter systématiquement toute référence à la religion au sein de la société.

D’autres pays ont adopté le double principe de la séparation entre les Églises et l’État et de la liberté religieuse, comme l’Allemagne (depuis 1920), l’Inde (depuis 1950), le Japon (depuis 1946) le Mexique (depuis 1863), la Russie (depuis 1990), même si certains entretiennent une ambiguïté entre la déclaration constitutionnelle et les pratiques gouvernementales comme la Turquie (constitution laïque de 1937) ou la Chine (constitution laïque de 1982).

Un modèle répandu est celui des pays à religion d’État (Danemark, le Royaume-Uni, Grèce…), lequel connaît une évolution vers la laïcité, ou est aménagé pour garantir les mêmes droits civils et politiques aux citoyens qui relèvent d’autres Églises présentes sur le territoire.

Une autre organisation se généralise aujourd’hui dans les pays qui n’ont pas établi de séparation stricte entre les Églises et l’État : elle prévoit des accords de collaboration et d’entente entre l’État, neutre, et certaines communautés religieuses, reconnues d’intérêt public (ou traditionnelles). Ces communautés sont alors enregistrées par l’État (Russie, Slovaquie, Pologne, Canada, Italie, Espagne, Singapour…). En contrepartie de leur reconnaissance et de leur besoin de subventionnement partiel par l’État, les communautés religieuses s’engagent à respecter une certaine transparence et à pratiquer la démocratie interne.

La laïcité est enfin rejetée par de nombreux pays, notamment dans le monde arabe. Sauf en Tunisie (depuis la révolution de 2010), les différentes religions ne sont pas traitées sur un pied d’égalité. L’islam est souvent la religion exclusive de l’État. Les autres cultes ne bénéficient que d’un statut de protection et se trouvent maintenus dans une situation légale inférieure. Les citoyens ne jouissent pas de la liberté de changer ou d’abandonner leur religion.

François Rachline, écrivain, universitaire

À suivre sur la laïcité

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Laïcité : un savoir à reconstruire

Les offensives anti-laïques prêtant à la laïcité des vices qui ne sont pas les siens, les laïques la défendent parfois en s’écartant de l’essentiel. Un éclaircissement s’impose si l’on veut transmettre le principe de laïcité aux jeunes générations. Il faut leur rappeler qu’il s’agit avant tout autre chose d’un régime de séparation entre les Églises et l’État, dont la liberté, encadrée, est la modalité privilégiée de sa mise en œuvre. Une articulation dont on mesure la portée si l’on n’oublie pas, par ailleurs, d’envisager les religions comme des forces politiques.

Le 15 juillet dernier le Comité interministériel de la laïcité a vu le jour. Il est chargé de piloter la mise en œuvre de nombreuses mesures qui visent à conforter le principe de laïcité. Dans cet ambitieux chantier, l’école est en première ligne. C’est pourquoi un vaste plan de formation de l’ensemble des personnels de l’Éducation nationale, qui doit se déployer sur quatre ans, a été lancé en septembre dernier. Sans nul doute, l’avenir de la laïcité dépendra pour une bonne part de notre capacité à convaincre la jeunesse – les élèves certes, mais aussi les jeunes professeurs – de sa modernité.

Une laïcité perçue comme discriminatoire et attentatoire aux libertés religieuses

Le défi est redoutable. Car comme le révélait un sondage DDV-Licra publié en mars dernier, une large frange des lycéens d’aujourd’hui perçoit la laïcité comme discriminatoire, envers les musulmans notamment, et attentatoire aux libertés religieuses. C’est le résultat d’un triple phénomène : une offensive anti-laïque orchestrée depuis une trentaine d’années par des éléments radicaux de l’islam et relayée par une partie du monde politique et intellectuel (à l’extrême gauche notamment) ; une invocation dévoyée de la laïcité, à des fins purement électoralistes, par une partie de la classe politique (l’extrême droite en particulier) qui en réclame l’extension à tous les espaces publics (la rue par exemple) ; et un nouveau rapport à la religion, pensée exclusivement au prisme de l’intimité spirituelle et qui interprète toute critique ou limitation de son expression publique comme une atteinte aux droits des individus.

Une laïcité dissoute dans la liberté par ses partisans et ses défenseurs

Il en a résulté, durant les vingt dernières années, une relecture de la laïcité que, dans une dynamique conjointe, ses partisans comme ses adversaires ont fini par dissoudre intégralement dans la liberté. Dans l’espoir de convaincre de ses vertus, pour les premiers ; afin d’assimiler toute restriction imposée ou réclamée en son nom à un acte liberticide, pour les seconds. Or dans un contexte de « reconstruction individualiste de la liberté »Bertrand Badie, « L’Esprit public », France culture, 29 août 2021., force est de l’admettre : il est d’autant plus aisé pour ses opposants d’accuser la laïcité de n’être qu’une mystification républicaine, qu’il est moins commode pour ses défenseurs de soutenir les motifs du bornage des libertés religieuses.

La séparation des Églises et de l’État, finalité primordiale

Mais l’équivalence de la sorte exagérément et immodérément tirée entre laïcité et liberté a abouti à faire porter à la première ce qui n’est pas de son ressort. C’est le cas du droit à la critique des religions que rend possible la suppression du délit de blasphème par la loi sur la presse de 1881, qui n’est en rien une loi de laïcité. Dans le même temps est désormais largement évacué du débat public ce qui constitue pourtant le socle et l’accomplissement de la laïcité, à savoir la séparation. Ferdinand Buisson, l’un des pères de l’édifice laïque français au tournant du XXe siècle, l’exprimait avec clarté : « La laïcité intégrale de l’État (…), déclarait-il en 1904, consiste à séparer les Églises et l’ÉtatPropos tenus lors du Congrès international de la Libre-Pensée à Rome, cité par SCOT Jean-Paul, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905, Seuil, 2005, p. 205.. » Telle était bien, et telle demeure, la finalité primordiale de la laïcité. La séparation n’est ni un dogme ni une idéologie, mais un dispositif politico-juridique de régulation des rapports entre la puissance publique et les religions. Elle fut initiée et expérimentée dès 1794-1795Les décrets de la Convention du 18 septembre 1794 puis du 21 février 1795 établissent une première séparation de l’Église (au singulier) et de l’État. Le texte de 1794 fixe que « La République française ne paie plus les frais ni les salaires d’aucun culte ». Cette séparation est réaffirmée par l’article 354 de la Constitution du 22 août 1795. Le Concordat de 1801 met un terme à cette première séparation. par les révolutionnaires désireux de rompre avec une histoire pluriséculaire d’imbrication étroite des pouvoirs temporel (la royauté) et spirituel (l’Église catholique) qu’incarnait le sacre du roi dans la cathédrale de Reims par l’archevêque du lieu. Ce cérémonial politico-religieux qui remonte au Moyen Âge élevait le roi au rang symbolique et politique d’évêque.

La séparation, condition d’émancipation des individus et de réalisation des promesses démocratiques

Reprenant l’œuvre révolutionnaire de séparation interrompue à l’initiative de Bonaparte à partir de 1801, les grandes lois de laïcisation de la IIIe  République s’attachèrent donc à tracer des frontières, c’est-à-dire à définir les limites du non-empiètement entre l’État, garant du commun, et les religions, qui n’étant « que de certains », comme l’écrit Henri Peña-Ruiz, ne « peu[vent] s’imposer à tous »Henri Peña-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ?, Gallimard, 2003, p. 10.. Le premier champ de réalisation de la séparation fut l’école publique, entre 1881 et 1886, avant l’État en 1905. À l’ère contemporaine de la liberté égocentrique, faire comprendre la laïcité requiert que les motifs de ce bornage soient longuement, explicitement et clairement exposés, sans euphémisme ni faux-fuyant. Conscients que les religions sont, aussi, des instruments de contrôle social et mental, et de puissants pôles de conservatismes sociaux et sociétaux, ses promoteurs de la IIIe République concevaient la séparation comme condition d’émancipation des individus et de réalisation des promesses démocratiques. De fait, depuis la Révolution française, nombreuses sont les libertés (individuelles, de création artistique ou de production scientifique) et les égalités (entre les sexes et les sexualités, par exemple) gagnées contre de fortes résistances émanant de la sphère religieuse (qui n’en compte pas moins aussi ses progressistes). Aujourd’hui encore, pour le politiste Jérôme Fourquet, l’une des principales fractures qui divisent la société française se situe dans le « fossé grandissant entre une majorité de la population engagée dans un processus de sécularisation définitif et des groupes (musulmans, évangéliques, catholiques conservateurs) marqués par un revival religieux et porteurs, en matière de mœurs (sexualité, procréation, etc.), d’une vision orthogonale au système de valeurs mainstream »Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019, p. 508..

Liberté de conscience et liberté des cultes

Comme le précise l’historien Christophe Bellon, « le but [des promoteurs de la loi de 1905] éta[it] sans ambiguïté la séparation »Christophe Bellon, « Aristide Briand et la séparation des Eglises et de l’Etat. Du travail en commission au vote de la loi (1903-1905) », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, 2005/3, n°87.. La garantie de la liberté, religieuse en l’occurrence, n’en fut qu’une « condition essentielle »Ibid. de réalisation, une modalité, non sa finalité. L’affirmation du principe de la liberté en matière religieuse dès l’article Ier de la loi de 1905 répondait alors à trois objectifs de nature politique. D’abord, rappeler que la séparation résulte de l’opinion largement admise au début du XXe siècle qu’« il n’est plus possible qu’il y ait un Dieu de la cité »Parti républicain radical et radical-socialiste, Quatrième congrès annuel. Toulouse (octobre 1904), p. 92 (consulté sur gallica.bnf.fr), selon les mots de Ferdinand Buisson devant ses amis du Parti radical en 1904. La séparation signifiait donc que l’État renonçait à imposer une quelconque doctrine en matière religieuse. La liberté ainsi laissée à chacun par la loi de 1905 dérive expressément de ce renoncement. Ensuite, prendre le contrepied du régime des cultes reconnus qui accordait, entre 1801 et 1905, des privilèges symboliques et matériels exorbitants à quatre religions (catholique, luthérienne, réformée, israélite), à l’exclusion des autres – c’est en ce sens que la loi de 1905 est une loi d’égalité. Enfin, et surtout, donner l’assurance aux croyants catholiques que dans le cadre nouveau de la séparation leurs droits seront respectés. Il fallait en effet rassurer ces derniers qui, à l’instar de l’abbé Gayraud, député du Finistère, accusait la gauche séparatiste de vouloir « détruire le catholicisme », « anéantir la religion » et « entraver la liberté des consciences chrétiennes, catholiques, protestantes et israélites »Lors d’un discours prononcé à la Chambre des députés le 21 mars 1905, cité dans 1905, la séparation des Eglises et de l’Etat. Les textes fondateurs, Perrin, 2004, p. 215., tandis que son collègue Boni de Castellane fustigeait « un projet de destruction de l’Église par l’État » et une détermination résolue à « détruire en France la liberté de croyance »Discours à la Chambre des députés le 27 mars 1905, Ibid., pp. 249-250.. L’historien Jean-Paul Scot rappelle qu’Aristide Briand, député socialiste rapporteur de la loi, faisait de « l’impérieuse nécessité de rassurer les “fidèles” catholiques » une priorité « en proclamant que la République s’engageait à respecter et faire respecter la liberté de conscience et donc la liberté des cultes »Jean-Paul Scot, op. cit., p. 7. Aristide Briand s’exprima dans ce sens à la Chambre des députés notamment le 20 avril 1905..

Des libertés religieuses limitées

Faire comprendre la laïcité, aux élèves et aux jeunes professeurs notamment mais pas seulement, devrait par conséquent consister à rappeler qu’il s’agit d’abord et avant tout autre chose d’un régime de séparation, dont la liberté, encadrée, est la modalité privilégiée de sa mise en œuvre (la séparation de 1795 fut moins libérale en ce qui concerne l’exercice du culte). L’équivalence désormais unanimement entérinée entre laïcité et liberté dérive d’une lecture amputée de la loi de 1905, que ce soit délibérément ou par ignorance. L’article qui stipule que « la République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes » est le premier du titre I de la loi intitulé « Principes ». Cet article précise que la liberté de culte (c’est-à-dire la manifestation publique des croyances religieuses) ne peut cependant contrevenir aux « conditions » qui assurent « l’ordre public ». C’est pourquoi le législateur avait inséré dans la loi un long titre V composé de douze articles intitulé « police des cultes » et qui pose une série de limites et d’interdictions. Ce en quoi il importe de rappeler que les libertés religieuses ne font pas exception, et que rien ne pourrait justifier qu’elles bénéficient en la matière d’un traitement dérogatoire : toutes les libertés sont encadrées, bornées et régulées, celle de fumer, de consommer de l’alcool, de se dévêtir comme celle de s’exprimer dans un espace public.

Les religions, des forces politiques à réguler

L’enjeu qui sourd derrière les débats sur la laïcité dépasse par conséquent de beaucoup la seule question du for intérieur et de l’intimité spirituelle. Il la dépasse d’autant plus que ces derniers ne sont pas les cibles de la séparation entre les Églises et l’État, contrairement à la grille de lecture de la laïcité que tentent d’imposer ses adversaires et ceux qui font leur jeu. C’est de la religion en tant qu’organisation collective et force politique que la puissance publique laïque entend réguler les manifestations et les expressions. La confusion parfois délibérément entretenue entre les registres implique que la reconstruction du savoir sur la laïcité ne pourra être dissociée et faire l’économie d’un réexamen et d’une (re)construction d’un savoir sur la place, le rôle et les fonctions des religions dans les sociétés, au passé comme au présent.

Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie

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La connaissance des médias : une compétence démocratique cruciale

L’éducation aux médias et à l’information apparaît de plus en plus nécessaire pour relever les défis citoyens de notre école, notamment depuis les attentats de janvier 2015. Après l’assassinat de Samuel Paty, l’Éducation nationale a commandé plusieurs rapports pour renforcer cet enseignement.

Le 21 octobre 2020, le président de la République Emmanuel Macron rend hommage à Samuel Paty en rappelant la formule de Ferdinand Buisson : « Pour faire un républicain, il faut prendre l’être humain si petit et si humble quil soit [] lui donner lidée quil faut penser par lui-même, quil ne doit ni foi, ni obéissance à personne, que cest à lui de chercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite dun maître, dun directeur, dun chef, quel quil soit ». Le 2 novembre, jour de reprise des cours pour près de 870 000 enseignants et 12,5 millions d’élèves, le ministère de l’Éducation nationale invite à lire la lettre aux instituteurs publiée par Jaurès le 15 janvier 1888 dans La Dépêche. Le recours à ces textes fondamentaux pour renforcer ladhésion du corps social à linstitution scolaire traduit lidée que notre pays se fait de son école, nourrie de pensées fécondes depuis lAntiquité jusquaux conquêtes les plus récentes de notre République pour l’égalité des chances. Cette idée continue de sincarner dans une institution laïque, gratuite, obligatoire où lon forme des citoyens dotés dun esprit critique. Lidéal démocratique ne peut advenir qu’à condition qu’à chaque génération se lèvent des esprits libres, éclairés, voués à devenir des citoyens conscients de leurs droits et devoirs, responsables de leurs choix. L’école, ou, tout du moins, lidée que nous nous en faisons, demeure le plus sûr moyen de l’émancipation et de la transformation sociale qui permet de donner substance au concept de méritocratie républicaine.

 

Reprendre l’initiative sur l’information

Cest bien là le cœur de la mission de l’école et cest ce quun djihadiste de 18 ans a voulu atteindre en ciblant un professeur dhistoire-géographie qui enseignait la liberté dexpression à ses élèves de 4e dans le cadre dun cours denseignement moral et civique. Cette mission concerne lensemble des professeurs des écoles et des enseignants qui, à tous les degrés et dans toutes les disciplines, sengagent dans une éducation aux médias et à linformation plus que jamais essentielle pour réenchanter lexercice de la liberté, le fondement du tissu social, en apprenant à lindividu à reprendre linitiative sur linformation plutôt qu’à se laisser dominer par elle. Cette éducation revêt une dimension centrale pour la construction dune culture démocratique et dune conscience civique donnant aux élèves la capacité de faire preuve de discernement dans leurs usages numériques, de comprendre et dinterpréter les flux informationnels, de distinguer connaissances, opinions et croyances, informations, fausses informations et théories du complot.

Cet enseignement transversal trouve sa pleine traduction dans une pédagogie active, inscrite dans une dynamique de projet, souvent en interdisciplinarité, permettant de travailler sur tous les champs de la citoyenneté, de la laïcité, de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la lutte contre le racisme, lantisémitisme et contre tous les préjugés. Il répond aux défis dun environnement médiatique inédit par lampleur et la fulgurance des bouleversements quil produit sur nos manières de penser et de nous comporter. Il implique dintégrer de nouveaux champs de connaissances et de compétences à l’école sur le fonctionnement des outils numériques, sur la donnée (data) et sur les stratégies déployées pour capter lattention de leurs utilisateurs.

Le rapport Spinelli adopté en avril 2018 par le Parlement européen sur « le pluralisme et la liberté des médias dans lUnion européenne » éclaire parfaitement lenjeu de cet enseignement en énonçant que « le développement dun sens critique de lanalyse et de l’évaluation, eu égard à lutilisation et à la création du contenu médiatique, est essentiel à la compréhension par les citoyens des problématiques actuelles et à leur participation à la vie publique, ainsi qu’à leur connaissance à la fois du potentiel de transformation et des menaces inhérents à un environnement médiatique de plus en plus complexe et interconnecté ».

Désormais, la connaissance des médias constitue une compétence démocratique cruciale. Ce rapport nous le rappelle en partant du principe que si la révolution numérique représente une chance pour la liberté dexpression et lengagement citoyen, elle forme aussi une menace en concentrant les pouvoirs entre les mains de conglomérats et de géants du numérique dont le fonctionnement nuit au pluralisme du débat public et à laccès à linformation, avec de graves répercussions sur la liberté, lindépendance et la qualité éditoriale des contrepouvoirs indispensables à nos démocraties que sont la presse et les médias.

 

Numérique et abandon de citoyenneté

Les désordres qui ont marqué les deux dernières élections présidentielles aux États-Unis sont révélateurs de cette situation et il na pas fallu attendre laffaire Mila, en France, pour mesurer les dangers que constituent la propagation des discours de haine et la radicalisation menant à lextrémisme par la diffusion de contenus illicites, notamment au détriment des plus jeunes. Phénomène aggravé lors de la pandémie de Covid-19 qui a vu déferler une vague de fausses informations et de théories du complot. Au lendemain des élections régionales désertées par deux tiers des Français, notamment les plus jeunes, Anne Rosencher alertait dans son éditorial du 24 juin dans L’Express : « Il existe une complaisance individualiste, consistant à se réfugier dans sa bulle de certitude et de convictions, notamment sur les réseaux sociaux, qui est en réalité un abandon de citoyenneté () Or la démocratie se défend par lexercice de la citoyenneté. » Linfluence du numérique bouscule la liberté dexpression, questionne ses limites et touche jusqu’à nos propres capacités à nous engager pour la défendre. Cest dans ce contexte quil convient de savoir profiter de toutes les potentialités offertes par le média numérique dans tous les domaines de lactivité humaine et den prévenir tous les usages détournés, irresponsables, voire illégaux.

 

Vers un renforcement de l’éducation aux médias et à l’information

Cest désormais un constat partagé à l’échelle de la planète quil faut faire évoluer nos systèmes pour renforcer lapprentissage de la démocratie et lacquisition des compétences nécessaires à lexercice dune citoyenneté réelle. En France, plusieurs rapports convergent en ce sens. Le 23 février 2018, à Lille, le Premier ministre Édouard Philippe, lors d’un comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, en appelait ainsi à « systématiser » cet enseignement pour prémunir les plus jeunes des théories du complot. La même année, un rapport de lAssemblée nationale émettait des recommandations pour la renforcer dans les programmes au collège, au lycée, et bâtir un parcours de formation centré sur la notion de citoyenneté numérique. En décembre 2019, le Conseil économique, social et environnemental rendait son avis, dans le même sens, demandant la mobilisation de moyens humains et financiers et le renforcement du Centre pour l’éducation aux médias et à linformation (Clemi), opérateur public chargé de la formation des enseignants dans ce domaine et qui organise chaque année la Semaine de la presse et des médias dans l’école. Le 21 novembre 2019, les ministres des 47 États membres du Conseil de lEurope adoptaient une recommandation visant à en faire une priorité. Après lattentat de Conflans-Sainte-Honorine, le ministère de l’Éducation nationale a commandé plusieurs rapports.

Par le passé, de nombreux travaux ont déjà pointé la nécessaire mise à jour de notre système éducatif dans ces domaines. Le recul dont nous disposons et les tragédies qui ont émaillé notre histoire la plus récente ont changé la donne. Il ne sagit plus simplement de contribuer à la résilience du corps social ou de sensibiliser les nouvelles générations à la complexité du champ informationnel. Il sagit maintenant dengager les réformes indispensables pour que dans les années à venir, nous puissions continuer à tenir le rôle et la place de l’école dans la construction dune citoyenneté libre et éclairée. Les objectifs sont clairement identifiés. Le courage, la lucidité et la volonté devront suivre si nous voulons réussir ce défi majeur pour le futur de nos pays et de nos libertés fondamentales.

Serge Barbet, directeur délégué du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clemi)

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Shoah, apartheid… l’histoire n’est pas un supermarché

On se demande souvent ce que le savoir scolaire peut contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les formes de radicalité. L’occasion nous est donnée ces derniers temps d’évaluer ce rôle à l’aune des manifestations d’opposition au « pass sanitaire ». Depuis les années 1950, l’éducation est un volet traditionnel du militantisme antiraciste. La crise actuelle fait apparaître ses limites évidentes mais aussi sa légitimité et son urgence.

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En matière de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le savoir disciplinaire compte mais l’on sait que bien d’autres facteurs (l’expérience, l’environnement institutionnel, la famille…) entrent en jeu pour former, au fil des années, des esprits et des consciences libres. Ce savoir contribue à outiller intellectuellement l’élève de telle sorte que cette éducation puisse permettre – c’est en tout cas ce que l’on attend d’elle en certaines circonstances – de rappeler que non, il n’est décidément pas possible de piocher allègrement dans l’histoire pour habiller ses revendications sociales ou politiques.

L’éducation, c’est ce qui « pousse à » et ce qui « retient de ». « Pousse à » réagir, lorsque face à une situation inique, une injustice flagrante, la résonance d’une connaissance engrangée allume un voyant et commande de dire « non ». L’histoire, certes, ne se répète pas, mais certains de ses engrenages ont une incontestable dimension universelle et intemporelle. « Retenir de » labourer inconsidérément le champ de la souffrance humaine, qui est infinie et terriblement inflammable. D’un côté, un remède à la passivité, de l’autre un apprentissage du respect et de la décence.

Sauf exception difficilement décelables, il n’y a sans doute pas d’intentions antisémites chez les personnes qui, ces temps-ci, détournent les stigmates de la persécution antijuive pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n’y a a priori pas davantage de racisme chez ceux qui ont parlé d’apartheid pour corréler leur indignation à celle qui déclencha, il y a quelques décennies, un mouvement de boycott à l’échelle internationale contre le régime sud-africain.

Il y a même peut-être au contraire chez certains – l’argument a en tout cas été soutenu et il mérite d’être examiné – une forme d’hommage aux victimes de ces crimes historiques, assorti d’un hommage, conscient ou non, à l’histoire, en tant que discipline civique. N’a-t-on pas, en effet, par la référence, sinon par révérence appuyée aux mémoires – et à celle de la Shoah en particulier –, insisté sur les leçons du « plus jamais ça » ? N’a-t-on pas, depuis plusieurs décennies, associé l’enseignement des grandes tragédies humaines à la formation du citoyen antiraciste ?

Piège mémoriel

L’accusation d’antisémitisme et de négationnisme qui vise celles et ceux qui, aujourd’hui, s’affublent d’un insigne fantaisiste ou insistent lourdement sur la prétendue répétition d’événements du passé, paraît donc rater sa cible. Opposer l’argument de la dérive négationniste à ceux qui entendent s’ériger en lanceurs d’alerte ou en vigies de la démocratie procède d’un jugement hâtif, biaisé par l’émotion, qui ne risque pas d’emporter la conviction des protestataires.

De fait, il serait effectivement aventureux à ce stade de poursuivre en justice une manifestante brandissant une pancarte avec la mention « Je suis une infirmière étoile jaune ». Dans le prétoire, on se heurte trop souvent à la difficulté d’administrer la preuve des intentions, même quand il s’agit de juger les propos de militants qui font, eux, commerce des stéréotypes et préjugés. Intenter une action en justice pour endiguer les références abusives au nazisme ou à la Shoah dans le cadre d’une manifestation populaire se solderait assurément par un échec.

Et pourtant, les images heurtent, les slogans blessent. Nous sommes donc confrontés, à première vue, à une forme de paradoxe, un piège mémoriel qui semble s’être refermé sur celles et ceux qui savent la fécondité du « ventre de la bête immonde ». Que reste-t-il dès lors au citoyen si la justice n’est pas en mesure d’intimer, avec rigueur, le respect de la mémoire des morts et la juste mesure dans leur invocation ? L’éducation, la pédagogie, encore et toujours ! Dans une démarche explicative, factuelle, où l’émotion a certes toute sa place, mais qui doit en premier lieu prémunir contre l’erreur et l’exploitation sans vergogne du souvenir des violences de masse.

Le lit du négationnisme

Car il faut comprendre une chose. Ces détournements nourrissent la banalisation d’événements historiques de grande ampleur – ou le travestissement de réalités politiques, lorsqu’il est répété à l’envi que nous vivons en « dictature » – dont la nature est sans commune mesure avec la situation vécue actuellement, fût-elle difficile et épuisante. Penser l’inverse relève de l’ignorance pure et simple, de l’irréflexion, de la mauvaise foi ou de la déraison. Ces détournements vont dans le sens d’une « minimisation outrancière » des souffrances passées et héritées. Si cette minimisation n’est pas le négationnisme, elle en fait assurément le lit. Car par le biais de la relativisation et de la confusion, elle laisse accroire l’idée que tout se vaut et qu’il est possible – et même souhaitable – d’exploiter les résonances d’une tragédie singulière pour mieux se faire entendre. Tout sentiment d’injustice doit-il finir en étoile ? Nous pensons que non, sans quoi le négationnisme reconstituera à sa manière les débris d’un récit dénaturé, caricaturé à l’extrême, et les fragments d’un passé devenu un libre-service propre à satisfaire, temporairement, aigreurs et frustrations.

Le trop peu d’histoire

C’est là, en définitive, un nouveau témoignage de cette post-vérité qui envahit aujourd’hui tant de domaines de notre quotidien. Le négationnisme y est à son aise. Il peut s’y tailler une place encore plus confortable si nous nous laissons dérober le sens des événements. Les mensonges et sophismes du négationnisme peuvent, dans le sillage d’un sinistre bal masqué, devenir opinion, concept ou revendication légitimes. Cela s’est déjà produit, sur la scène du Zénith en décembre 2008 pour défendre un certain droit à l’infréquentabilité…

Les zélateurs du négationnisme ne se gêneront plus du tout si nous acceptons le dévoiement des faits car il sera toujours plus difficile, au fil du temps et face à la profusion des propos tenus, de faire la part entre l’expression sincère d’un sentiment d’injustice ou de discrimination, et des intentions haineuses. Le racisme, l’antisémitisme n’ont pas leur pareil pour s’infiltrer dans les interstices, épouser l’air du temps, profiter du relâchement et de l’errance morale. La mise à mal (et à mort) d’un récit commun fondé sur une lecture rigoureuse des événements est leur but ultime. Le brouillage du sens, la perte des repères en sont les armes de destruction.

Il faut donc faire entendre la condamnation morale de ces détournements et rappeler encore et encore ce qui s’est passé. Ce n’est pas le trop-plein d’histoire qui conduit à ces débordements, c’est le trop peu.

Emmanuel Debono, historien

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